A vie est un commerce , où l’homme
Place suivant la somme
De ses moyens; quiconque , en ce trafic,
Veut, comme actionnaire , avoir part à la chance ,
Doit pour le bien public
Faire aussi légitime avance.
C’est par la réciprocité
De soins , d’égards , de sacrifices
Et par l’échange des services ,
Qu’existe la société.
Un Aveugle , par aventure ,
Fit rencontre , dans son chemin ,
D’un malheureux , à qui Nature
Avait , par caprice inhumain ,
Pour soutenir la frêle architecture
D’un invalide corps ,
Ajusté deux supports
D’inégale structure :
Le pauvre hère était boiteux.
Il adresse , d’un ton piteux ,
Sa doléance à l’Aveugle qui passe :
Camarade impotent, secourez-moi , de grâce,
Que peut faire pour vous , dit l’autre infortuné ,
Un homme condamné
A ne voir jamais la lumière ? —
Vous pouvez me tirer d’ici ,
Et moi je puis vous en tirer aussi,—
Comment ? — Sur votre dos recevez-moi, mon frère :
Nous avons , Dieu merci,
Vous bon pied , moi bon œil; avec leur bon office ,
Nous irons au prochain hospice ,
Et ferons, moyennant cet artifice heureux,
Un homme parfait à nous deux.
“L’Aveugle et le Boiteux”