Quoi ? toujours il me manquera
Quelqu’un de ce peuple imbécile !
Toujours le Loup m’en gobera !
J’aurai beau les compter : ils étaient plus de mille,
Et m’ont laissé ravir notre pauvre Robin ;
Robin mouton qui par la ville
Me suivait pour un peu de pain,
Et qui m’aurait suivi jusques au bout du monde.
Hélas ! de ma musette il entendait le son !
Il me sentait venir de cent pas à la ronde.
Ah le pauvre Robin mouton !
Quand Guillot eut fini cette oraison funèbre
Et rendu de Robin la mémoire célèbre.
Il harangua tout le troupeau,
Les chefs, la multitude, et jusqu’au moindre agneau,
Les conjurant de tenir ferme :
Cela seul suffirait pour écarter les Loups.
Foi de peuple d’honneur, ils lui promirent tous
De ne bouger non plus qu’un terme.
Nous voulons, dirent-ils, étouffer le glouton
Qui nous a pris Robin mouton.
Chacun en répond sur sa tête.
Guillot les crut, et leur fit fête.
Cependant, devant qu’il fût nuit,
Il arriva nouvel encombre,
Un Loup parut ; tout le troupeau s’enfuit :
Ce n’était pas un Loup, ce n’en était que l’ombre.
Haranguez de méchants soldats,
Ils promettront de faire rage ;
Mais au moindre danger adieu tout leur courage :
Votre exemple et vos cris ne les retiendront pas.
Analyses de Chamfort – 1796.
L’objet de cette fable me paraît, comme celui de la précédente , d’une assez petite importance. Haranguez de méchants soldats, et ils s’enfuiront. Eh bien ! c’est une harangue perdue. Que conclure delà ? Qu’il faut les réformer et en avoir d’autres ( quand on peut ), ou s’en aller et laisser là la besogne. Cette fable a aussi le défaut de rentrer dans la morale de plusieurs autres Apologues , entre autres dans celle de la fable IX du douzième livre , qu’on ne change pas son naturel.
Quant au style, n’oublions pas ce dernier trait.
V. 25. Un loup parut, tout le troupeau s’enfuit.
Ce n’était pas un loup , ce n’en était que l’ombre.
Voyez quel effet de surprise produit ce dernier vers, et avec quelle force , quelle vivacité ce tour peint la fuite et la timidité des moutons.
En reportant les yeux sur les fables contenues dans ce neuvième livre ,on peut s’apercevoir que La Fontaine baisse considérablement. De dix-neuf Apologues qu’il contient, nous n’en avons, comme on a vu , que quatre excellents , le gland et la citrouille , l’huitre et les plaideurs , le singe et le chat, et les deux pigeons, pour qui seuls il faudrait pardonner à La Fontaine toutes ses fautes et toutes ses négligences. (Le Berger et son troupeau)