Dans un petit trou de rivière,
Des Goujons bien gaillards, bien gras et biens mangeants,
Vivaient heureux à leur manière.
Peu de chose suffit à si petites gens.
Un Brochet d’aventure entra dans leur demeure.
Vous pensez le dégât qu’y fit notre larron.
Il en mangeait trente par heure.
Cette eau devint pour eux le gouffre d’Achéron.
Goujons tinrent conseil, et Goujons décidèrent
Que de leur grotte humide ils ne sortiraient pas
Tant que cet Attila serait dans leurs états.
Les vieux dans ce dessein quelque temps les aidèrent ;
Pas un n’abandonna son trou.
Mais le rusé Brochet n’était pas un compère
A ne dîner deux jours que le quart de son sou :
Ce n’est point là son ordinaire.
« C’est, dit-il en riant, vieille ruse de guerre ;
Ils ont beau se cacher, nous aurons du goujon.
Ayant dit ces mots, le corsaire
Plonge au fond de leurs eaux, agite le limon,
Remue et sable et terre et vase ;
Et l’onde ainsi troublée, il se tient en un coin,
Se fait petit, petit. Nos Goujons dans leur case
Pensant qu’il pleut dehors, et l’ennemi bien loin,
Mettent le nez à la fenêtre.
Un sort, puis deux, puis trois ; les voici tous paraître,
Allant, vaquant à leur besoin.
Le Brochet les voyait arriver par centaine.
Il les couve des yeux, s’apprête à les saisir ;
Et pendant qu’ils passaient vous les gobe à plaisir.
Il en prit pour une semaine.
Il est beaucoup d’humains au Brochet ressemblants,
Dont l’art est de brouiller les choses les plus claires ;
Non mangeurs de Goujons, mais grands croqueurs de gens
Qui pèchent en eau trouble et font bien leurs affaires.
“Le Brochet et les Gougeons”