Des humains fortune se joüe ;
Êtes-vous au haut de sa roüe ?
Demain, vous serez au plus bas,
C’est son plaisir. Celui du sage
Est de rire de la volage.
Elle change, il ne change pas.
Eh ! Que peut-elle aussi sur le courage,
Sur la vertu ? Rien du tout : en ce cas,
Pourquoi lui rendre notre hommage.
Tout le reste vaut-il que l’on en fasse un pas ?
Beaux discours, dira-t-on ; mais de peu de pratique ;
En valent-ils moins pour cela ?
Ce n’est pas qu’il ne soit quelque tête stoïque,
En veut-on une ! La voilà.
Un calife puissant perdit une bataille ;
En vain l’arabesque héros
Combatit d’estoc et de taille ;
Fortune lui tourna le dos.
Tout fut pris hors lui seul, qui se sauvant à peine,
Arrive enfin sous le toît d’un berger ;
L’instruit de son malheur : tu me vois hors d’haleine,
Dit-il, tu peux me soulager ;
Je meurs de faim ; n’as-tu rien à manger ?
Oüi, seigneur, dans cette chaudière,
Voilà mon soupé cuit, répondit le manant :
J’ai bon cœur, mon pouvoir n’est pas à l’avenant
Pardon de si petite chère.
Va, ton bon cœur, et cela me suffit.
Le berger là-dessus va chercher quelque assiète ;
Son chien qui sent le soupé cuit,
Affâmé d’une longue diète,
Vient flairer la chaudiere, ose y porter les doigts
S’échaude et soudain les retire ;
S’essaie encor, revient à plusieurs fois,
Assiéger le soupé du sire ;
Et s’échaudant toûjours, ne sçauroit s’en dédire :
Manège assez plaisant, qui pourroit le décrire.
Le pastre à son retour, voit le dessein du chien,
Court à lui, mais nôtre vaurien
S’embarassant au cou l’anse de la chaudière,
Le voilà qui s’enfuit sans regarder derrière,
Le calife de rire, eh, dequoi donc seigneur,
Pouvez-vous rire au milieu de vos peines ?
Qui ne riroit, dit le prince au pasteur
Du retour des choses humaines ?
Cent esclaves hier avoient peine à porter
Mon soupé, ma table ordinaire,
Mon souper d’aujourd’hui ne lui ressemble guère,
Un chien seul vient de l’emporter.
- Antoine Houdar (ou Houdart) de la Motte- 1672 – 1731, Le Calife.