Jean-Pierre Claris de Florian
Poète, romancier et Fabuliste XVIII° – fables – Le Calife
Autrefois dans Bagdad le calife Almamon
fit bâtir un palais plus beau, plus magnifique,
que ne le fut jamais celui de Salomon.
Cent colonnes d’ albâtre en formoient le portique ;
l’ or, le jaspe, l’ azur, décoroient le parvis ;
dans les appartements embellis de sculpture,
sous des lambris de cèdre, on voyoit réunis
et les trésors du luxe et ceux de la nature,
les fleurs, les diamants, les parfums, la verdure,
les myrtes odorants, les chefs-d’ œuvre de l’ art,
et les fontaines jaillissantes
roulant leurs ondes bondissantes
à côté des lits de brocard.
Près de ce beau palais, juste devant l’ entrée,
une étroite chaumière, antique et délabrée,
d’ un pauvre tisserand étoit l’ humble réduit.
Là, content du petit produit
d’ un grand travail, sans dette et sans soucis pénibles,
le bon vieillard, libre, oublié,
couloit des jours doux et paisibles,
point envieux, point envié.
J’ ai déjà dit que sa retraite
masquoit le devant du palais.
Le visir veut d’ abord, sans forme de procès,
qu’ on abatte la maisonnette :
mais le calife veut que d’ abord on l’ achète.
Il fallut obéir, on va chez l’ ouvrier,
on lui porte de l’ or. Non, gardez votre somme,
répond doucement le pauvre homme ;
je n’ ai besoin de rien avec mon atelier.
Et quant à ma maison, je ne puis m’ en défaire :
c’ est là que je suis né, c’ est là qu’ est mort mon père,
je prétends y mourir aussi.
Le calife, s’ il veut, peut me chasser d’ ici,
il peut détruire ma chaumière ;
mais, s’ il le fait, il me verra
venir, chaque matin, sur la dernière pierre
m’ asseoir et pleurer ma misère :
je connois Almamon, son cœur en gémira.
Cet insolent discours excita la colère
du visir, qui vouloit punir ce téméraire
et sur-le-champ raser sa chétive maison.
Mais le calife lui dit : non,
j’ ordonne qu’ à mes frais elle soit réparée ;
ma gloire tient à sa durée :
je veux que nos neveux, en la considérant,
y trouvent de mon règne un monument auguste ;
en voyant le palais, ils diront, il fut grand ;
en voyant la chaumière, ils diront, il fut juste.
Florian, Le Calife
Notes sur la fable
Florian nous enseigne, par l’exemple du calife, que la justice doit être la vertu des souverains; elle doit être aussi, par excellence, la vertu des particuliers ; c’est par elle que nous respectons la propriété d’autrui, et que nous rendons à chacun ce qui lui appartient. Cette vertu a fait la gloire de l’un de nos plus grands rois, saint Louis. — L‘histoire a conservé le souvenir de l’arbre de Vincennes sous lequel il venait lui-même rendre la justice à son peuple. D’autres fois il écoutait, à la porte même de son palais, ceux qui avaient recours à lui. Aussi, nous qui sommes ses neveux, nous disons de lui: Il fut grand , il fut juste. Jamais un écrivain n’a osé mal parler de ce bon roi, et ce fait est peut-être unique dans l’histoire.
Cette fable nous montre encore que la raison du plus fort n’est pas toujours la meilleure. Il serait à propos de changer un mot dans le vers de La Fontaine, et de dire : La raison du plus juste est toujours la meilleure.