Le cerf, un jour, dit à son père :
” Votre prudence m’exaspère;
La nature vous a pourvu
De maintes armes menaçantes;
Personne cependant ne vous a jamais vu
User contre les chiens de vos cornes puissantes.
Vous avez autant qu’eux l’adresse et la vigueur;
Rien ne serait plus beau qu’une noble défense…
Moi, j’ai pour tout secours les armes de l’enfance;
Mais je veux montrer mon grand cœur;
Et, parmi les périls gardant une âme fière,
Résister vaillamment à la meute guerrière.
Sitôt que les éclats de leurs cruelles voix
Vont faire retentir le silence des bois,
Mon père, au nom des dieux, ne courez pas si vite,
Et prenez un parti moins sage que la fuite. »
Le vieux cerf ne répondit pas ;
Même il ne daigna point suspendre son repas,
Sachant que l’avenir, aux enseignements graves,
Apprend aux jeunes cerfs le secret d’être braves…
Mais voici que le cor lointain A retenti dans la forêt profonde.
Le bruit se rapproche, et, soudain,
Paraît la meute furibonde,
Et les grands limiers roux aux rauques hurlements
Montrent leurs crocs aigus et leurs gueules sanglantes.
Ô terreur! ô spectacle hérissé d’épouvantes!
Adieu l’honneur! la gloire et les serments!
Devant l’effroyable poursuite
Notre présomptueux, emporté par la fuite,
En bondissant se précipite
A travers les monts et les bois…
« Çà, dit le père! assez, et reprenons haleine,
On n’entend plus aucune voix,
Nos ennemis sont dans la plaine,
Sans avoir éprouvé l’effort de ta vertu.
A ce qu’il me paraît, ton audace guerrière
Courait très fort dans la clairière!…
Eh bien! enfant, le croirais-tu?
A mon père, jadis, je parlais ton langage.
« Je suis loin, m’a-t-il dit, d’être un brave, en effet;
Les chiens sont sans douceur; les cerfs sont sans courage;
Et chacun doit rester ce que le sort l’a fait. »
“Le Cerf, fable de Charles Richet”