Victorin Fabre
Homme de lettre, poète et fabuliste XVIIIº – Le cerf
Voilà le cerf lancé par la meute… « J’enrage
D’avoir la tête armée, et de montrer le dos !
Oh ! qu’avec ce long bois , né pour faire un héros,
Quelque peu de valeur, qui m’en permît l’usage ,
Aurait poussé bien à propos !
Je les éventrerais si j’avais du courage . »
A défaut de courage il confie à la peur
Sa défense : il cherche à la course
Son repos : oubliant que faiblesse de cœur ,
Qui d’un pied léger fait ressource,
Au nez des assaillants laisse certaine odeur
Qui de leur pied rapide aiguillonne l’ardeur.
Inutiles détours d’une fuite rusée!
En vain la feuille , en vain l’herbe, même arrosée
Des vapeurs du matin , conserve sous ses pas
Et la fraîcheur et la rosée ;
Vainement il l’effleure , et ne la foule pas!
Sur la feuille encor fraîche et l’herbe encor fleurie
Le moindre vent qui souffle, à la meute portant
Son fumet de poltronnerie ,
Il la rappelle en l’évitant.
Cependant tout son corps tremble, son flanc s’abaisse ;
De sa sifflante haleine il presse
Les muscles harassés de son sein haletant.
Sa vitesse épuisant sa force, chaque instant
La force manque à sa vitesse :
Chaque danger qu’il fuit, le laisse
Plus faible et moins agile au danger qui l’attend.
Pauvre cerf! il se tue… Arrête! « Oh ! non, la guerre
Me poursuit ! je l’éloigne , et ne puis l’éviter.
— Qu’attends-tu donc pour l’affronter ? »
Ce qu’il attend ? d’être par terre.
Commençant de combattre au moment qu’il s’abat,
Quand le jarret lui manque il a recours aux armes,
Mais le temps est passé de charger en soldat.
Il succombe, et donne des larmes
A sa force perdue en fuyant le combat.
Serait-ce ton image, habile homme d’état,
Qui marchandes la paix, et crois qu’un potentat
Repousse le canon en chargeant le Grand-Livre ?
Un contrat garantit cette paix qu’on te livre.
Dis-moi quel tribunal garantit ce contrat ?
Nomme-moi l’heureux bagne où d’utiles galères
Attendent le héros dont le stellionat,
Ayant vendu la paix , la remet aux enchères?
Abrégeons : montre-moi la fourche où de la hart,
Le nœud coulant attend la gorge
Du pacificateur, qui , bien payé, m’égorge ,
Ma bourse d’une main, et dans l’autre un poignard.
Montre-moi son gibet, dis-je, ou , sans plus débattre
Je pose en fait, qu’à mes dépens
Éviter le combat, c’est dire en cerf : J’attends
D’être par terre pour combattre.
Le Cerf, Victorin Fabre