Pañchatantra ou fables de Bidpai
Contes et fables Indiennes – Le Chacal et le Tambour
III – Le Chacal et le Tambour
Dans une contrée, un chacal nommé Gomâyou, dont le gosier était amaigri par la faim, errait çà et là dans une forêt ; il vit un champ de bataille où deux armées avaient combattu, et, sur ce champ de bataille, il entendit le son d’un tambour qui était tombé et que frappaient les bouts des branches agitées par le vent. Alors il eut l’esprit troublé par la frayeur, et il pensa : Ah ! je suis perdu ! Aussi, pendant que je ne suis pas encore arrivé à portée de voir ce qui cause ce bruit, je m’en vais ailleurs. Mais pourtant il n’est pas convenable d’abandonner avec précipitation la forêt dont on a hérité de ses ancêtres. Et l’on dit :
Celui qui, lorsqu’il a de la crainte ou de la joie, réfléchit et n’agit pas avec précipitation, n’a pas à se repentir.
Je veux donc voir seulement qui fait ce bruit. En disant ces mots, il prit du courage et réfléchit. Comme il s’avançait tout doucement il aperçut le tambour. Lorsque, par le vent, les bouts des branches frappaient ce tambour, il résonnait ; autrement, il restait muet. Quand le chacal se fut bien assuré de ce que c’était, il s’approcha du tambour et le frappa lui-même par curiosité. Et il pensa plusieurs fois avec joie : Ah ! après longtemps, voici une grande quantité de nourriture qui m’arrive. Assurément cela doit être plein de chair, de moelle et de sang. Puis il fendit comme il put le tambour, couvert d’une peau dure, et après avoir fait un trou dans un endroit de ce tambour, il y entra, le cœur joyeux. Mais en fendant la peau il se brisa les dents, et quand il vit que ce n’était que du bois et de la peau, il fut découragé et récita ce sloka :
D’abord je pensais que cela était plein de moelle ; dès que je fus entré et que je vis, ce n’était que de la peau et du bois.
Il ne faut donc pas s’effrayer à cause d’un bruit seulement.
Vois, dit Pingalaka, tout mon entourage aussi a l’esprit troublé par la peur, et veut fuir. Comment donc puis-je raffermir mon courage ? — Majesté, répondit Damanaka, ce n’est pas leur faute : les serviteurs deviennent pareils au maître. Et l’on dit :
Un cheval, une arme, un livre, la parole, une vînâ, un homme et une femme, deviennent bons ou mauvais suivant l’homme qu’ils ont rencontré.
Raffermissez donc votre courage et attendez ici jusqu’à ce que je connaisse la nature de ce bruit et que je revienne. Après cela il faudra agir comme il conviendra. — Est-ce que tu oses aller là ? dit Pingalaka. — Lorsque le maître ordonne, répondit Damanaka, est-il pour un bon serviteur une chose qu’il doive faire ou ne pas faire ? Et l’on dit :
Lorsque le maître a ordonné, un bon serviteur n’a jamais peur ; il entrerait dans le grand Océan, tout difficile qu’il est à traverser et à franchir.
Et ainsi :
Un serviteur qui, après avoir reçu un ordre du maître, examine si la chose est facile ou difficile, ne doit pas être conservé par un souverain qui désire la puissance.
Mon cher, dit Pingalaka, si c’est ainsi, va donc. Puisses-tu être heureux en chemin !
Je vais donc, jusqu’à ce que je sache ce qu’il veut faire, m’en aller dans un autre endroit et l’attendre. Damanaka pourrait peut-être amener cet animal avec lui, et venir me tuer. Car on dit :
Les faibles même, quand ils se délient, ne sont pas tués par les forts ; mais les forts même, quand ils se fient, sont tués par les faibles.
L’homme sage qui désire pour lui prospérité, longue vie et bonheur, ne doit pas se fier même à Vrihaspati.
Il ne faut pas se fier à un ennemi, quand même il s’est réconcilié par des serments : avec des serments, Sakra tua Vritra, qui cherchait à s’emparer de la royauté.
Sans la confiance, un ennemi d’entre les dieux même n’a pas de succès : ce fut par suite de la confiance de Diti que l’enfant qu’elle portait dans son sein fut déchiré par le maître des dieux.
Après avoir ainsi réfléchi, il alla dans un autre endroit et resta seul, regardant le chemin de Damanaka.
Damanaka alla auprès de Sandjîvaka, et quand il eut reconnu que c’était un taureau, il eut le cœur joyeux et pensa : Ah ! voilà une bonne chose qui arrive. Au moyen de l’alliance et de la guerre de l’un avec l’autre, Pingalaka sera sous ma dépendance. Car on dit :
Malgré la capacité et l’amitié de ses conseillers, un roi ne se conduit d’après leur avis que quand il tombe dans le malheur et l’affliction.
Toujours un roi tombé dans le malheur est au pouvoir de ses conseillers : c’est pour cela que les conseillers souhaitent un souverain malheureux.
De même qu’un homme qui n’est pas malade ne désire jamais un bon médecin, de même un roi qui n’est pas malheureux ne souhaite pas un conseiller.
Tout en faisant ces réflexions, il retourna vers Pingalaka. Celui-ci, lorsqu’il le vit venir, conserva le même air qu’auparavant et resta à sa place. Damanaka s’approcha de Pingalaka, le salua, et s’assit. Mon cher, dit Pingalaka, as-tu vu cet animal ? — Je l’ai vu, répondit Damanaka, s’il plaît à Sa Majesté. — Est-ce vrai ? dit Pingalaka. Damanaka répliqua : Est-ce que devant Sa Majesté on conte un mensonge ? Et l’on dit :
Celui qui profère le plus petit mensonge en présence des souverains et des dieux se perd promptement, quelque grand qu’il soit.
Et ainsi :
Un roi représente tous les dieux, dit Manou ; par conséquent il faut le regarder comme un dieu et ne le tromper jamais.
Quoiqu’un roi représente tous les dieux, il y a cette différence que, d’un roi, la récompense du bien ou la punition du mal arrive sur-le-champ, tandis que, d’un dieu, elle vient dans une autre existence.
Ainsi, dit Pingalaka, tu l’auras vraiment vu. Il a pensé que celui qui est grand ne se met pas en colère contre celui qui est petit, et il ne l’a pas tué. Et l’on dit :
Le vent ne déracine pas les herbes tendres qui s’inclinent bas de tous les côtés, il ne renverse que les arbres hauts : celui qui est grand ne fait la guerre qu’à ceux qui sont grands.
Et aussi :
Quand même il est piqué par le dessous de la patte de l’abeille qui voltige furieuse et avide de la liqueur que contiennent ses tempes, l’éléphant, quoique très-fort, ne se met pas en colère : celui qui est fort ne s’irrite que contre une force égale à la sienne.
C’est vrai, dit Damanaka, il est grand et je suis petit. Cependant, ce que Sa Majesté dira, je le lui ordonnerai comme messager. — Mais, dit Pingalaka, as-tu la force de faire cela ? — Que ne peut pas faire l’intelligence ? répondit Damanaka. Et l’on dit :
Ni avec les armes, ni avec les éléphants, ni avec les chevaux, ni avec les fantassins, une affaire n’arrive à bonne fin comme quand elle est faite par l’intelligence.
Si c’est ainsi, dit Pingalaka, je l’élève donc à la dignité de ministre. A partir d’aujourd’hui, je ne ferai sans toi ni acte de bonté, ni acte de répression, ni autre : c’est ma résolution. Par conséquent, va vite et fais en sorte qu’il devienne mon serviteur. — Oui, répondit le chacal ; puis il salua le lion, retourna auprès de Sandjîvaka, et dit avec un ton de reproche : Viens, viens, méchant taureau, Pingalaka t’appelle. Pourquoi, quand tu n’as rien à craindre, beugles-tu sans cesse, inutilement ? Lorsque Sandjîvaka eut entendu cela, il dit : Mon cher, quel est ce Pingalaka ? Après avoir entendu cela, Damanaka dit avec étonnement : Comment ! tu ne connais pas le roi Pingalaka !
Attends donc un instant, tu le connaîtras par le résultat. N’est-ce pas le grand lion nommé Pingalaka, riche et puissant, au cœur haut et fier, qui se tient auprès d’un figuier, dans un cercle, entouré de tous les animaux ?
Lorsque Sandjîvaka eut entendu cela, il se regarda comme mort et tomba dans une profonde tristesse. Puis il dit : Mon cher, tu parais honnête et habile à parler. Si donc tu dois nécessairement me mener là, il faut que tu me fasses obtenir du roi la faveur de sa protection. — Tu dis vrai, répondit Damanaka ; c’est de la politique. Et l’on dit :
On atteint la limite de la terre, de la mer et d’une montagne ; d’aucune façon, nulle part, personne n’a atteint la limite de l’esprit d’un souverain.
Reste donc ici jusqu’à ce que je le tienne par un serment, et qu’ensuite je te conduise là.
Après que cela fut fait, Damanaka alla auprès de Pingalaka, et dit : Majesté, ce n’est pas un animal ordinaire, car c’est le taureau qui sert de monture au vénérable Maheswara. Lorsque je l’ai questionné, il a répondu : Maheswara, dans sa satisfaction, m’a ordonné de manger le bout des jeunes herbes sur le bord de la Kâlindî. En un mot, le dieu m’a donné cette forêt pour mon amusement. — Je sais la vérité maintenant, dit Pingalaka. Sans la faveur d’une divinité, des animaux herbivores n’errent pas sans crainte et en beuglant dans une pareille forêt, remplie de bêtes féroces. Ensuite qu’as-tu dit ? — Majesté, répondit Damanaka, voici ce que j’ai dit : Cette forêt est le territoire de mon souverain, le lion nommé Pingalaka, qui sert de monture à Tchandikâ. Par conséquent tu viens comme un cher hôte. Va donc auprès de lui : amis comme deux frères, vous demeurerez ensemble dans le même lieu, et vous passerez le temps à manger, à boire et à vous divertir. Puis il a accepté tout cela et m’a dit : Il faut me faire donner protection par le roi. Maintenant c’est à Sa Majesté de décider.
Après avoir entendu cela, Pingalaka dit avec joie : Bien, serviteur intelligent ! bien, honnête conseiller! bien ! en disant cela tu as délibéré selon mon cœur. Ainsi je lui donne protection ; mais demande-lui la même chose pour moi et amène-le bien vite. Et l’on dit avec raison :
Un royaume est soutenu par des conseillers solides, sincères, sans défauts et bien éprouvés, comme une maison par de bons piliers.
Le savoir des conseillers se manifeste dans la rupture de la paix ; celui des médecins, dans le traitement d’une maladie compliquée : quand tout va bien, qui n’est pas savant ?
Damanaka salua le lion, s’en alla vers Sandjîvaka, et pensa avec joie : Ah ! le roi nous témoigne de la faveur, et il est devenu docile à nos paroles : il n’y a donc personne de plus heureux que moi. Et l’on dit :
Le feu est une ambroisie dans la saison du froid, la vue de quelqu’un qu’on aime est une ambroisie, la considération d’un roi est une ambroisie, la société des honnêtes gens est une ambroisie.
Puis, lorsqu’il fut arrivé auprès de Sandjîvaka, il dit d’un ton affable : Hé, ami ! j’ai rendu le roi favorable pour toi, et je lui ai fait donner promesse de protection. Viens donc avec confiance. Mais, après avoir obtenu la faveur du roi, il faut prendre un engagement avec moi. Tu ne tomberas pas dans l’orgueil et lu n’agiras pas de ta propre autorité ; et moi, quand je serai arrivé à la dignité de ministre, je soulèverai, d’accord avec toi, tout le fardeau du gouvernement. En faisant ainsi, nous jouirons tous deux du bonheur de la royauté. Car les richesses sont au pouvoir des hommes selon la loi de la chasse ; ici-bas l’un pousse devant lui et l’autre tue comme des daims les enfants des hommes.
Et ainsi :
Celui qui, par orgueil, n’honore pas les grands, les petits et les moyens, a beau avoir l’estime du roi, il tombe comme Dantila.
Comment cela ? dit Sandjîvaka. Le chacal dit :
- Panchatantra 4