Pañchatantra ou fables de Bidpai
3e. Livre – III. — Le Chat, le Moineau et le Lièvre
Dans un endroit d’une forêt, je demeurais moi-même autrefois sur un grand figuier. Sur cet arbre, au-dessous de moi, habitait dans un creux un moineau nommé Kapindjala. Or nous arrivions toujours à l’heure du coucher du soleil, nous passions tous deux le temps à nous livrer à une foule d’éloquents entretiens, à réciter les anciennes histoires des dévarchis, des râdjarchis et des brahmarchis, à raconter les nombreuses merveilles que nous avions vues dans nos voyages, et nous éprouvions le plus grand plaisir. Mais un jour Kapindjala, pour chercher sa subsistance, alla avec d’autres moineaux dans un endroit où il y avait beaucoup de riz mûr. Puis comme, même à l’heure de la nuit, il ne venait pas, le cœur plein d’inquiétude et affligé de son absence, je pensais : Ah ! pourquoi Kapindjala n’est-il pas venu aujourd’hui ? L’a-t-on pris dans un filet, ou bien a-t-il été tué par quelqu’un ? Assurément, s’il était en bonne santé il ne resterait pas sans moi. Pendant que je faisais ces réflexions, bien des jours se passèrent. Puis un jour un lièvre nommé Sîghraga vint, à l’heure du coucher du soleil, et entra dans le creux de l’arbre, et comme je désespérais de Kapindjala, je ne l’en empêchai pas. Mais un autre jour Kapindjala, devenu bien gras d’avoir mangé du riz, se rappela sa demeure et y revint. Et certes on dit ceci avec raison :
Il n’est pas pour les mortels, même dans le ciel, un bonheur pareil à celui qu’il y a pour eux, même quand ils sont pauvres, dans leur pays, dans leur ville, dans leur maison.
Mais le moineau, lorsqu’il vit le lièvre dans le creux du figuier, dit d’un Ion de reproche : Hé, lièvre ! tu n’as pas fait une belle chose d’entrer dans ma demeure. Va-t’en donc vite. — Sol ! répondit le lièvre, cette maison n’est pas à toi, mais bien à moi. Pourquoi donc dis-tu faussement d’injurieuses paroles ? Retire-toi vite ; sinon, tu mourras. — Si c’est ainsi, dit le moineau, alors il faut interroger les voisins. Car on dit :
Pour un étang, un puits, une pièce d’eau, une maison et un jardin, c’est sur la foi des voisins que l’on juge, a dit Manou.
Et ainsi :
Dans les contestations au sujet d’une maison, d’un champ, et quand un procès a lieu pour un puits, un jardin, une terre, c’est le voisin qui fait foi.
Sot ! dit le lièvre, est-ce que tu n’as pas appris le texte de loi qui dit :
Si quelqu’un a possédé ostensiblement un champ ou autre chose pendant dix ans, alors c’est la possession qui est la preuve, et non un témoin ni un écrit ?
De même, sot que tu es, tu n’as pas appris l’opinion de Nârada :
Pour les hommes, la preuve est une possession de dix années ; pour les oiseaux et les quadrupèdes, c’est le temps qu’ils ont demeuré.
Ainsi cette maison m’appartient d’après la loi, elle n’est pas à toi. — Hé ! dit Kapindjala, si tu prends le code pour autorité, viens donc avec moi, afin que nous consultions un jurisconsulte. Celui auquel il donnera la maison d’après la loi, que celui-là la prenne. Après que cela fut fait, ils partirent pour poursuivre leur procès. Et je pensai : Qu’en arrivera-t-il ? Il faut que je voie ce procès. Puis par curiosité je partis aussi derrière eux. Ils n’étaient pas encore bien loin, quand le lièvre demanda à Kapindjala : Mon cher, qui donc examinera notre affaire ? — Ce sera assurément, répondit le moineau, le chat nommé Dadhi-karna ; il est dans une île du vénérable Gange, lequel fait entendre un murmure produit par le choc des flots agités de ses eaux soulevées par un vent fort ; il se livre constamment aux austérités, aux observances, aux actes méritoires, à la méditation , et il a de la compassion envers tous les êtres.
Mais le lièvre, quand il le vit, eut le cœur tremblant de crainte, et il reprit : Non, pas ce méchant ! Et l’on dit :
Il ne faut pas se lier à l’homme méprisable qui feint les austérités ; on voit dans les lieux de pèlerinage des ascètes qui font profession d’étrangler.
Cependant le chat sauvage nommé Dadhikarna, ayant appris la contestation qu’ils avaient, alla, afin de leur inspirer confiance, au bord d’une rivière proche de la route, et, tenant une poignée de kousa, avec douze marques sur le front, un œil fermé, les bras en l’air, touchant la terre avec la moitié d’un pied, la face tournée vers le soleil, il fit cette instruction morale : Ah ! ce monde est insipide, la vie est fragile, l’union avec ceux que l’on aime est pareille à un songe, l’entourage de la famille est comme une illusion des sens. Ainsi il n’y a pas d’autre voie de salut que la vertu. Car on dit :
Les corps sont périssables, la richesse ne nous appartient pas en propre, la mort est toujours proche : il faut s’attacher à la vertu.
Celui pour qui les jours viennent et s’en vont sans vertu est comme un soufflet de forgeron ; quoiqu’il respire, il ne vit pas.
Et ainsi :
La queue d’un chien ne couvre pas les parties honteuses et ne chasse pas les taons ni les moustiques ; comme elle, le savoir sans la vertu est inutile.
Ceux qui n’ont pas la vertu pour mobile de leurs actions sont comme les insectes parmi les grains, comme les putois parmi les oiseaux, comme les moustiques parmi les mortels.
La fleur et le fruit valent mieux que l’arbre ; le beurre vaut mieux, dit-on, que le lait ; l’huile vaut mieux que le tourteau, et la vertu vaut mieux que l’homme.
Gréés seulement pour faire de l’urine et des excréments et pour manger, les hommes qui n’ont pas de vertu pour le bien des autres sont comme des bêtes.
Les savants en politique vantent la fermeté dans toutes les actions : quand la vertu rencontre beaucoup d’obstacles, sa marche est accélérée.
La vertu s’expose brièvement ; hommes ! à quoi bon être prolixe ? Pour celui qui est vertueux, faire du bien aux autres ; pour le méchant, faire du mal à autrui.
Écoutez ce qui constitue l’essence de la vertu, et quand vous l’aurez entendu, méditez-le : Ce qui est contraire à soi-même, qu’on ne le fasse pas aux autres.
Lorsque le lièvre eut entendu cette instruction morale du chat, il dit : Hé, hé, Kapindjala ! voici au bord de la rivière l’ascète qui enseigne la vertu ; interrogeons-le donc. — Assurément, dit Kapindjala, par sa nature il est notre ennemi. Tenons-nous donc à distance et interrogeons-le. Il pourrait quelquefois se faire qu’il y eût un défaut dans ses observances. Puis, se tenant à distance, ils dirent : Hé, hé, ascète qui enseignes la justice ! nous avons une contestation ; donne-nous donc une décision selon les livres de lois. Celui qui alléguera de mauvaises raisons, tu le mangeras. — Mes chers, dit le chat, ne parlez pas ainsi. J’ai quitté le chemin par lequel on tombe en enfer. Ne faire de mal à personne est le chemin de la vertu. Car on dit :
Comme l’innocence est appelée la première vertu par les gens de bien,
il faut pour cette raison épargner même les poux, les puces, les taons et cetera.
Celui qui fait du mal à des êtres même nuisibles est sans pitié ; il va dans l’affreux enfer : à plus forte raison, celui qui fait du mal à des êtres qui sont bons.
Ceux mêmes qui tuent des animaux dans le sacrifice sont stupides et ne connaissent pas le véritable sens de la sainte Ecriture. Là il est dit en vérité : Il faut sacrifier avec des adja. Là on appelle adja des riz de trois ans ou de sept ans, et qui ne se reproduisent plus. Et l’on dit :
Si, après avoir coupé des arbres, tué des animaux, fait un bourbier de sang, on va dans le ciel, qui va dans l’enfer ?
Je ne vous mangerai donc pas ; seulement je déciderai qui a gagné et qui a perdu. Mais je suis vieux, et je n’entends pas bien de loin la teneur de vos discours. Sachant cela, tenez-vous près de moi et expliquez votre affaire devant moi, afin que je connaisse la vérité du procès et qu’en prononçant la sentence je ne perde pas le ciel. Car on dit :
L’homme qui, soit par orgueil, soit par cupidité, soit par colère ou par crainte, prononce un jugement faux, va dans l’enfer.
Il tue cinq, celui qui ment pour un animal ; il tue dix, celui qui ment pour une vache ; il tue cent, celui qui ment pour une jeune fille ; mille, celui qui ment pour un homme.
Celui qui, assis au milieu de la cour, ne parle pas clairement, doit, à cause de cela, être laissé loin, ou bien il faut que l’affaire dise d’elle-même la vérité.
Par conséquent soyez confiants, et exposez clairement votre affaire près de mes oreilles.
Bref, le méchant leur inspira promptement à tous deux tant de confiance, qu’ils se mirent sous ses flancs. Mais ensuite il saisit en même temps l’un avec le bout de sa patte, et l’autre avec ses dents pareilles à une scie ; puis ils perdirent la vie et furent mangés.
Voilà pourquoi je dis :
Appliqués à la recherche du droit, jadis un lièvre et Kapindjala prirent un méchant pour juge, et périrent tous deux.
Vous aussi, en prenant pour roi ce méchant hibou, comme vous êtes aveugles la nuit, vous irez par le chemin du lièvre et de Kapindjala. Sachant cela, il faut faire dès à présent ce qui est convenable.
Lorsque les oiseaux eurent entendu ce discours du corbeau, ils dirent : Il a bien parlé, et, ajoutant : Nous nous assemblerons de nouveau et nous délibérerons sur le choix d’un roi, ils s’en allèrent tous comme bon leur sembla. Il ne resta que le hibou, assis sur le trône et prêt pour le sacre, avec la krikâlikâ. Et il dit : Qui, qui est là ? Hé, hé ! pourquoi ne fait-on pas encore mon sacre aujourd’hui ? Quand la krikâlikâ entendit ces mots, elle dit : Mon cher, c’est le corbeau qui a mis cet empêchement à ton sacre, et tous les oiseaux s’en sont allés chacun du côté où bon lui semblait. Ce corbeau seulement est resté, je ne sais pour quel motif. Lève-toi donc vite, pour que je te conduise à ta demeure. Après avoir entendu cela, le hibou dit avec chagrin au corbeau : Hé, hé, méchant ! quel mal t’ai-je fait, que tu m’as empêché d’être sacré roi ? Aussi à partir d’aujourd’hui est née entre nous deux une inimitié qui se transmettra à nos descendants. Et l’on dit :
Ce qui est percé de flèches se cicatrise, ce qui est coupé par le sabre se cicatrise ; un mot injurieux excite la haine, la blessure faite par la parole ne se cicatrise pas.
Lorsqu’il eut ainsi parlé, il s’en alla avec la krikâiikâ à sa demeure. Puis le corbeau, troublé par la crainte, pensa : Ah ! je me suis attiré sans raison une inimitié. Pourquoi ai-je ainsi parlé ? Car on dit :
Quand quelqu’un ici-bas a proféré une parole qui n’a pas de raison, qui ne connaît ni le lieu ni le temps, qui n’a pas la force de se retenir, qui est désagréable et l’avilit lui-même, celte parole n’est pas une parole, elle est un poison.
Et ainsi :
Lors même qu’il est fort, un homme sage ne se fait pas de son plein gré un ennemi d’un autre ; car quel homme sensé mangerait du poison sans motif, en pensant : J’ai un médecin ?
Un homme sage ne doit nullement dire du mal d’un autre dans une réunion ; quand même il est vrai, un mot qui cause du déplaisir ne doit pas être dit.
Celui qui ne fait une chose qu’après l’avoir délibérée plus d’une fois avec des amis fidèles, et bien méditée lui-même dans son esprit, celui-là est sage assurément, celui-là est un vase de prospérité et de gloire.
Après avoir ainsi réfléchi, le corbeau aussi s’en alla. Depuis lors il existe entre les hiboux et nous une inimitié héréditaire.
Père, dit Méghavarna, dans cette conjoncture que devons-nous faire ? — Mon enfant, répondit Sthiradjîvin, même dans cette conjoncture il est un grand projet autre que les six moyens. Adoptant ce projet, j’irai moi-même pour vaincre les hiboux. Je tromperai les ennemis et je les tuerai. Car on dit :
Ceux qui ont beaucoup d’intelligence et de sagesse peuvent tromper ceux qui sont fiers de leur force, comme firent des voleurs à un brahmane pour une chèvre.
Comment cela ? dit Méghavarna. Sthiradjîvin dit :
“Le Chat, le Moineau et le Lièvre”
- Panchatantra 32