Ragotin, chien picard et sentant le terroir,
Fidèle et bien la meilleure âme
Que dans son espèce on pût voir ;
Hôte d’une maison, ne s’y faisoit valoir
Que par ses soins zélés pour monsieur, pour madame,
Pour enfans, valets, tout le train :
Jamais chien ne fut plus humain.
Vous l’eussiez vû caresser sa maîtresse,
Faire cent tours pour l’éguayer ;
Prendre sa part de joye ou de tristesse,
Selon qu’il la voyoit ou rire ou larmoyer ;
D’une lieue annoncer son maître ;
Pour le servir appeller tous ses gens ;
Caresser ses amis, de loin les reconnoître ;
Patte flateuse et point de dents.
Quelquefois dans un petit coche
De traîner les enfans il faisoit son devoir ;
Il escortoit Catos quand elle alloit le soir ;
Pour le cuisinier même il étoit tournebroche ;
Il étoit tout : aussi dans le logis
Ne comptoit-il que des amis :
J’en excepte un matou dont il tira l’oreille
Un jour en disputant un os.
Tu peux t’attendre à pis qu’à la pareille,
Lui dit alors le chat, l’œil en feu, le cœur gros.
Le chien ne prend garde au propos,
Ni n’en gruge moins bien, ni moins bien n’en sommeille.
Mais cependant le traître de matou
Méditant jour et nuit par où
Il pourroit en tirer vengeance,
Le trouve enfin : tout vient quand on y pense.
La maîtresse avoit un serin,
Qui la charmoit de son ramage ;
Le scélérat un beau matin
Incognito s’en va rompre la cage ;
Étrangle le musicien,
Et tout rongé le porte à la loge du chien.
Or, je vous laisse à juger le vacarme
Que la maîtresse fit se trouvant sans serin.
Tout le logis est en allarme ;
On court, on cherche ; on trouve enfin
Le vrai corps du délit auprès de Ragotin.
Ah ! Le perfide ! Il faut qu’il meure ;
Point de pardon pour cet ingrat.
Vîte, qu’on me l’assomme. On obéit sur l’heure ;
En le frappant chacun le pleure :
Mais l’amitié n’alla qu’à soupçonner le chat,
Et pas plus loin : du chien nul ne prit la défence ;
Et pour toute reconnoissance,
C’est dommage, dit-on ; mais qu’y faire ? Il est mort.
Un ennemi nuit plus que cent amis ne servent ;
Qu’à jamais les dieux m’en préservent.
La haine veille, et l’amitié s’endort.
- Antoine Houdar (ou Houdart) de la Motte- 1672 – 1731, Le Chien et le Chat.