Ce conte va vous prouver j’espère, que ceux qui prêtent volontiers l’oreille aux compliments sont des sots, car, le plus souvent, ils sont attrapés par les menteurs qui les flattent. Avez-vous jamais vu un corbeau? C’est un oiseau qui paraît d’abord tout noir; aussi dit-on noir comme un corbeau; plumage s’égaye cependant de très beaux reflets bleu foncé ; ce qui permet aussi de dire, en parlant de beaux cheveux très foncés et bien éclairés, qu’ils ont la couleur d’une aile de corbeau.
L’oiseau en question est généralement de la taille d’une poule ordinaire, bien qu’il y en ait de plus petits et d’autres qui, au contraire, sont grands comme des dindonneaux. Son bec, long, gros, solide, lui donne, au premier abord, un certain air grave et peu intelligent; mais la vivacité de son œil noir répare un peu l’effet du bec. Le propriétaire de ce bec aurait bien double droit de s’en plaindre, car, dès qu’il vient à s’ouvrir, il fait entendre le cri peu harmonieux de croa! croa! croa! ce qui fait dire qu’au lieu de chanter le corbeau croasse.
D’après les paysans, ce cri annoncerait la pluie, et, d’après un grand nombre de gens par trop crédules, le corbeau serait un oiseau de mauvais augure, en ce qu’il annoncerait un malheur à ceux qui l’entendent ou qui l’aperçoivent volant sur leur gauche.
Cette opinion singulière date de loin déjà; ainsi les Romains appelaient déjà notre animal emplumé, oiseau sinistre, parce qu’en latin, en vieille langue romaine, sinisira veut dire main gauche.
Tout prouve assurément que paysans et gens superstitieux ont complètement tort de penser cela, attendu qu’il y a des corbeaux un . peu partout, en Alsace comme en Gascogne, en Provence comme en Normandie, dans les montagnes et dans les plaines; attendu, par conséquent, qu’un peu tout le monde entend chaque jour dans les campagnes l’aimable croa; attendu encore que si quelqu’un voit un corbeau sur sa gauche, tous ceux qui suivent le même chemin dans le même sens, un régiment, par exemple, l’aperçoivent du même côté; de sorte que, si cette opinion sotte était fondée, il pleuvrait partout, toujours, et les trois mille hommes du régiment perdraient tous leur père ou leur mère! En langage poli, les niaiseries de cette nature sont appelées préjugés ridicules, et ce n’est qu’en faisant allusion à ces préjugés populaires que La Fontaine, notre grand fabuliste, a pu dire :
Le faucon est léger, l’aigle est plein de courage,
Le corbeau sert pour le présage.
Quant à l’air peu intelligent de ce désagréable chanteur, l’on peut dire que c’est un air de sainte ni touche, car le corbeau s’apprivoise facilement, et une fois apprivoisé, il sait très bien prouver qu’il ne mérite pas d’être tenu pour sot.
Ne jugeons donc plus les gens d’après le bec. Ce qui est bien certain, c’est que monsieur le corbeau est très défiant, extrêmement vorace, assez peu délicat pour manger des choses mortes, corrompues même, et parfois le cadavre abandonné de quelque malheureux cheval est recouvert par une nuée de corbeaux occupés à le dévorer. Que l’on approche alors, aussitôt les noirs convives s’envolent avec un grand bruit d’ailes accompagné de mille croa! croa! croa! et vont se percher, hors de portée de fusil, sur un arbre très élevé d’où ils observent leur salle à manger; dès que l’importun s’est éloigné, les prudents fuyards reviennent en bande achever leur festin.
Ces corbeaux qui vivent ainsi réunis en compagnies portent plus particulièrement le nom de corneilles, de freux et quelquefois de grolles; le vrai corbeau est plus solitaire.
On comprend que défiants, s’enlevant de loin, se perchant haut, les corbeaux se moquent un peu des chasseurs ; mais rien n’est plus facile cependant que de les prendre vivants, pourvu que la terre soit couverte de neige. Faites un cornet de papier blanc; déposez au fond un peu de viande; enduisez de glu ou de colle qui ne sèche pas, l’intérieur de l’ouverture, et enfoncez le cornet dans la neige (la pointe en bas)… Bientôt le corbeau aperçoit l’appât sans reconnaître lé piège; il plonge, tête baissée et jusqu’aux ailes, dans le cornet perfide, puis, ne croyant emporter que la viande qui l’a tenté, il s’enlève d’un vol vigoureux;… mais, coiffé du cornet, profondément encapuchonné, impuissant à diriger sa fuite, l’esprit perdu, il monte, descend, remonte, tournoie, butte contre les arbres, et finit par tomber épuisé.
L’on peut alors, s’il n’est pas trop vieux et en le traitant bien, l’apprivoiser; mais si l’on faisait cette chasse pour s’amuser des terreurs folles et des souffrances du pauvre animal, ce ne serait plus qu’un jeu cruel, et l’on vaudrait moins, tout d’un coup, qu’un chat jouant avec une souris vivante.
Le corbeau pouvant voler longtemps sans se reposer, c’est lui que Noé avait choisi, dit l’histoire sainte, pour envoyer à la découverte sur les eaux du déluge. Le patriarche se disait sagement que si l’oiseau ne revenait pas, c’est qu’il aurait trouvé à se poser quelque part, ce qui prouverait que les terres commençaient à reparaître.
Sa chair est d’ailleurs dure, surtout quand la bête est vieille; or, selon la croyance populaire, les individus de cette espèce vivraient de nombreuses années : deux cents ans, disent les uns. A ce propos, je dois affirmer que je n’en ai jamais gardé aussi longtemps, et je ne vous conseille pas d’en acheter pour faire l’expérience.
Si nous rappelons que le corbeau a la réputation de se nourrir trop mal pour qu’on n’éprouve pas quelque répugnance à le manger, on pourra penser qu’en définitive cet oiseau n’est pas bon à grand’chose.
Cependant, comme en cherchant bien l’on finit par trouver souvent que les êtres les plus méprisables au premier abord ne sont pas absolument inutiles, on arrive précisément ici à reconnaître que notre bête, toute disgraciée qu’elle soit, rend quelques services avec les grandes plumes de ses ailes.
Ainsi, l’on se sert de ses plumes pour dessiner ou écrire finement à l’encre de Chine. Employées à cela, elles sont en effet très commodes; et, après tout, pendant que nous y sommes, disons du corbeau tout le bien que d’autres pourraient en dire : dire du bien est un soulagement. Or beaucoup de gens affirment que si des nuées de corbeaux suivent souvent le laboureur, c’est pour purger le sillon des insectes et des vers que la charrue met à nu en retournant la terre. Les corbeaux deviendraient ainsi les auxiliaires de l’homme, et les braves gens qui leur accordent cette qualité, convaincus alors que cet oiseau ne se nourrit pas autrement que les merles, lui donnent une preuve d’estime en le mangeant. Chez ces gens-là l’estomac parle plus haut que la raison, et la reconnaissance est étouffée par l’appétit; aussi peut-être serez-vous d’avis que d’eux et de l’oiseau le plus corbeau n’est pas celui qu’on pense.
Un jour donc un corbeau, vorace comme ils le sont tous, et peut-être un peu plus niais que les autres, passait, en volant, aux environs d’une ferme sur les fenêtres de laquelle des fromages séchaient à l’ombre.
C’étaient de bons fromages, ma foi ! la fermière avait fait cailler le lait de ses chèvres sans en ôter la crème, et après avoir bien égoutté le caillé, l’avoir même pressé entre deux linges pour en exprimer le petit-lait, l’avoir salé, mis en forme dans des moules semblables à des boites à dragées, elle avait enfin disposé bien proprement une douzaine de ces fromages sur de petits paillassons pour qu’ils durcissent un peu a 1 air.
« Là, sur ma fenêtre, s’était-elle dit, mes fromages seront à l’abri des chats, des souris ; je les surveillerai, je verrai quand ils seront à point, et je chasserai moi-même les mouches, qui sans cela y pondraient des œufs d’où naîtraient des vers. »
Tout cela était fort bien raisonné; mais on ne pense pas toujours atout, et la fermière n’avait pas pensé aux corbeaux.
Le nôtre avisa de sa vue perçante ces beaux fromages blancs, frais, appétissants, et l’eau lui en vint au bec.
Semblable à tous les gens gloutons qui n’obéissent qu’à leur appétit, il ne se demanda pas s’il avait le droit de prendre les fromages ; il plana d’abord dans les airs, de droite et de gauche, bien décidé à en dérober un, et ne s’inquiétant que d’une chose : de commettre sa mauvaise action le plus sûrement possible.
Pour cela, sans paraître rien remarquer, il partit d’une aile rapide, comme s’il voulait gagner la foret en passant à une certaine distance de la ferme ; mais à l’angle de la maison il tourna brusquement, rasa la muraille, puis, en passant devant la fenêtre, saisit de son bec un fromage et l’enleva sans s’arrêter.
La fermière, effrayée d’abord à l’aspect de cette masse noire apparue tout à coup, poussa un cri perçant et faillit se trouver mal; mais, apercevant son fromage qui partait à travers les airs, elle reprit courage et s’élançant à sa fenêtre, elle se mit à crier de toutes ses forces : « Au voleur! au voleur! le corbeau! mon fromage ! au voleur ! »
Dès qu’on entendit au voleur! chacun accourut, le fermier,les enfants, les valets de ferme, les chiens; qui armé d’un bâton, qui d’une fourche, qui de rien du tout, courant de ci, de-là, sans savoir, chacun apportant son tapage; ce qui faisait un bruit général, étourdissant, où personne ne comprenait rien. Quand on se fut expliqué, il était trop tard, le corbeau se trouvait déjà hors de vue; il allait se remiser dans les grands aigres du bois et manger sans doute son fromage tout à son aise.
Ainsi donc, voilà une créature paresseuse, vorace, voleuse, qui enlève un fromage à une bonne et laborieuse fermière et qui va pouvoir le manger tranquillement?
Non ! non ! cela ne doit pas être, et nous allons voir, je pense, une fois de plus, que bien volé ne profite jamais.
En ce moment, le jour était près de finir et messieurs les renards se préparaient à sortir de leurs terriers pour aller, eux aussi, commettre quelque mauvaise action. Ils se proposaient de rôder, aussitôt la nuit tombée, autour des fermes; et si, par malheur, une porte de basse-cour restait ouverte ou laissait seulement un vide dans le bas, ils voulaient se glisser à plat ventre et sans bruit, pour étrangler poules, pigeons, canards et lapins.
Un de ces maraudeurs, ou voleurs de nuit, avait précisément son terrier au pied de l’arbre où le corbeau s’était perché. Les renards ont l’odorat très fin, et le nôtre, en présentant son museau pointu à l’entrée de son trou, se dit aussitôt, en ouvrant et fermant ses narines : — « Tiens ! c’est drôle; il y a par ici une bonne odeur de fromage. »
Il regarda curieusement partout, à droite, a gauche, en bas, en l’air, et que vit-il ? Le corbeau perché au sommet de l’arbre, le fromage au bec, empêtré, on peut le dire, et encore embarrassé de savoir comment il le mangerait commodément.
Or notre renard était gourmand de fromage autant que le corbeau; c’était d’ailleurs un rusé compère et prompt à trouver ses ruses.
« Oh ! oh! dit-il, voilà un imbécile de corbeau qui se prépare à manger un bon fromage, et moi, qui suis bien plus malin que lui, je ne sais pas encore où je trouverai mon souper! Si je pouvais lui prendre le sien? mais comment faire? Il est là-haut, et je ne sais pas grimper comme les chats, car j’ai des ongles, moi, et eux des griffes pointues qu’ils plantent dans le bois. Bon ! j’ai une idée. Attends, attends, père Corbeau, tu as l’air très bête, par conséquent tu dois aimer les compliments; je vais te contenter et te faire voir en même temps que les sots sont faits pour nourrir les gens d’esprit. »
Alors, s’arrêtant tout court, comme très étonné, et mettant le museau en l’air:
« Ah ! grand Dieu ! s’écria-t-il, qu’aperçois-je là-haut? Quel est ce merveilleux oiseau? un paon? un faisan doré? un oiseau de paradis? Mais non, c’est mieux encore!… D’où vient cet oiseau sans pareil ? »
L’imbécile perché sur l’arbre s’enflait d’orgueil à ces mots et faisait le gros ventre.
« Mais je ne me trompe pas, reprit le fourbe posté au bas : à cette admirable couleur bleue, à cet air noble, je reconnais celui qui fait l’ornement de ces bois. »
L’autre, toujours empêtré et de plus en plus bouffi de vanité, se tournait, se retournait, montrait son jabot et faisait à là fois ronron, gros ventre et gros dos.
Le renard, voyant que le corbeau avait totalement perdu le bon sens, salua profondément, en mettant son museau entre ses pattes, et continua :
« Eh! bon jour, monseigneur le Corbeau, que vous êtes joli, que vous me semblez beau ! sans mentir, si votre ramage est aussi extraordinaire que votre plumage, vous êtes certainement le roi de ces forêts. »
A ces mots le corbeau perd la tête de joie, il ne doute pas qu’il n’ait en effet une voix superbe, et pour la faire entendre il ouvre un large bec, fait entendre le croa que nous connaissons, et laisse tomber son fromage.
Le renard l’attrape au vol, comme un chien à qui on lance un croûton; il le dépose soigneusement entre ses pattes et, changeant aussitôt de langage :
« Merci, mon beau monsieur, dit-il d’un air moqueur; apprenez que tout flatteur vit aux dépens du sot qui l’écoute: c’est une bonne leçon que je vous donne là, et vous devez être content de ne me la payer que le prix d’un fromage; si vous étiez en bas vous verriez un peu. »
Monseigneur le corbeau, humilié de voir qu’on s’était moqué de lui, restait là, le cou pendant et l’air encore plus sot qu’avant. Il jura bien qu’on ne l’y prendrait plus, mais il était un peu tard, car compère Renard, lui tournant le dos, courait déjà au grand galop, et le fromage aux dents, du côté des fermes où il comptait compléter son souper avec un jeune poulet.
Vraiment, il n’y avait que justice à ce que le corbeau fût puni, et il l’était par sa honte en môme temps que par la perte de son fromage; mais une justice complète permettra-t-elle que le renard ait à la fois la joie méchante de s’être moqué du corbeau et le bénéfice du fromage? Non, je ne le pense pas, car celui qui trompe pour obtenir ce qu’il désire est plus coupable peut-être que celui qui vole ouvertement; et d’ailleurs, qui perdrait le plus à tout cela? ce serait toujours l’honnête fermière.
Aussi qu’arriva-t-il? C’est que le renard, qui, en courant, avait son museau sur le fromage, ne sentit pas l’odeur des chiens de la ferme qui cherchaient le corbeau. Au sortir du bois, il se trouva nez à nez avec eux, et sans même avoir mangé le fromage, il fut étranglé net.
Quant au fromage, déformé par le corbeau, piétiné, emblavé par le renard, il eût été perdu si les chiens eussent été d’un goût difficile. Ceux de la ferme, semblables à la plupart de leurs confrères, étaient accommodants, la course les avait d’ailleurs affamés ; aussi se partagèrent-ils fraternellement cette crème solide et, après l’avoir dégustée, se pourléchèrent-ils le museau jusqu’aux oreilles.
« Très-bien, me direz-vous, mais la fermière? Elle ne devait pas être contente d’avoir perdu son fromage, même au profit de ses chiens. »
Assurément non, elle n’était pas contente. Toutes les ménagères sont économes, et les fermières, en particulier, sont très ménagères ; mais la nôtre eut de quoi se consoler. Le fermier écorcha soigneusement le renard; il cloua la peau de l’animal sur un pan de bois, le poil en dessous et en la tendant bien; puis il la badigeonna d’eau de chaux à plusieurs couches, et il la laissa sécher ainsi. Au bout de quelque temps, la peau, se trouvant comme tannée, c’est-à-dire ne devant plus pourrir, le fermier la décloua. On était à la fin de l’automne. D’après une loi naturelle que vous pouvez vérifier sur vos chats, le renard avait préparé sa fourrure d’hiver; son poil était donc serré, long, solidement planté, et madame la fermière s’en fit un tapis qui valait bien dix fromages : elle compta sur ses doigts et sourit agréablement de l’aventure.
Pour terminer, remarquons que la fin du renard prouve que les gens rusés trouvent souvent dans la réussite même de leur ruse le châtiment de leur tromperie.
“Le Corbeau et le Renard, conte”