A Monsieur le Chevalier de Pougens*
Certain Cygne vivoit sur les bords de la Seine ;
Il vivoit, mais comment ? C’étoit de ces oiseaux
Qui vont chaque matin le long de L’Hypocrène,
Respirer à loisir la vapeur de ses eaux,
Puis, buvant à longs traits cette onde enchanteresse,
Sur la même mesure et sur les mêmes sons,
Ils modulent dans leur ivresse
Tous les couplets de leurs chansons.
C’est proprement faire des rimes.
Je plains ceux qui pour vivre ont choisi ce métier.
« A cela, dites-vous, je ne peux me plier ;
« C’est dur.—Eh bien, portez la besace aux minimes.
Voyez ce qu’un rimeur gagne à versifier.
Notre Cygne souvent manquoit du nécessaire ;
Avec quelques goujons il faisoit bonne chère :
Quant au turbot, jamais il n’en connut le goût.
Mais quoi ! la Providence est une bonne mère.
Dînant fort mal, ne soupant point du tout,
Toutefois de l’année il attrapoit le bout.
Un certain Renard d’Angleterre,
(On sait que si de Loups ce pays est purgé,
De Renards on n’y manque guère.)
Ce Renard sur le corps ayant plus d’une affaire,
Et d’assignations et d’exploits surchargé,
Portant pour tout bagage un grand fonds d’impudence,
Bien caché dans un sac, pour épargner les frais,
Sur un vaisseau parti de Douvres pour Calais,
S’étoit fait importer en France,
Mauvaise marchandise. Encore tout botté
Il va trouver le Cygne, et lui dit: « Mon cher frère,
« Votre état me fait peine, et j’en suis attristé.
« Vous avez du talent ; mais on n’y songe-guère.
« Ce pays est ingrat ; le mérite est sans pain.
« Les Cygnes ne sont plus de mode.
« Du grand siècle dernier ce siècle est l’antipode.
« Pour jouir d’un heureux destin,
« Soyez un Perroquet bleu, vert, ou gris de lin ;
« Aux femmes contez des fleurettes ;
« Présentez humblement la patte aux financiers,
« Et par gentilles chansonnettes,
« Dans un repas mettez-les en goguettes ;
« Vous ferez bonne chère en cueillant des lauriers ;
« On parlera de vous dans toutes les gazettes.
« Vous aimez mieux vaquer à de nobles travaux,
« Traiter quelque sujet qui mérite vos veilles ;
« Vous aimez mieux voguer librement sur les flots,
« N’avoir que les rochers, les arbres, les échos,
« Pour auditeurs de vos merveilles.
« Voulez-vous bien m’en croire ? allez chez les Anglais :
« Ils font cas d’un oiseau qui sait parler français.
« Vos vers leur paraîtront un langage céleste.
« On vous attend, et les fonds sont tout prêts.
« Moi, pour vous annoncer, je vais partir exprès ;
« Arrivez seulement, je me charge du reste. »
Par ce discours notre Cygne enchanté
Crut qu’il disoit la vérité.
C’est un oiseau simple et crédule.
Soupçonner le Renard ! il s’en fût fait scrupule.
Tout annonçoit en lui candeur et probité.
Mais celui – ci, pour plus de sûreté,
De ses appointemens lui donne une cédule,
Qu’il signe de sa patte, et paraphe bien net,
Pour lui montrer qu’il savoit les affaires.
Le Cygne alors, assuré de son fait,
Regarda cet écrit, sans timbre ni cachet,
Comme un acte passé par devant trois notaires.
Il part, il arrive. Aussitôt
Le Renard se met au galop ;
Il va dans les cafés, les places, les boutiques,
A Saint-James, Saint-Paul, à la Bourse, aux Marchés ;
« Citoyens, dit-il, approchez.
« Un Cygne, le phénix des oiseaux poétiques,
« Vient d’aborder aux rives d’Albion.
« II parle le français dans sa perfection ;
« Il fait des vers dans le genre lyrique,
« Le sérieux et le comique,
« Qu’il récite très-proprement.
« Même à Paris, la chose à prouver est aisée ;
« Avec grand applaudissement
« Il a lu deux ans au Musée. »
Ainsi notre Renard par-tout alloit crier,
Employant des poumons dignes d’un cordelier.
Auprès de lui le crieur de la Grèce,
Qui d’un gosier de bronze y proclamoit les loix ,
Feu Stentor, dont Homère a vanté la prouesse,
N’est paru posséder rien qu’un filet de voix.
En prônant ainsi son confrère,
Le Renard comptoit bien avoir part au gâteau ;
Mais personne ne vint pour entendre l’oiseau.
Renard de décamper. C’étoit son ordinaire :
Ainsi toujours Renards se tireront d’affaire.
Le Cygne demeure au bourbier,
Ouvrant le bec large d’une aune,
Comme une truite à sec sur les rives du Rhône,
Que fera-t-il, hélas ! qui sera le premier
Dont, pour adoucir sa misère ,
Il recevra le secours nécessaire.
Dans ce canton vivoit alors
Un Aigle généreux, digne de sa naissance,
Possédant tous les arts. ** Dès sa plus tendre enfance
Il orna son esprit de leurs plus beaux trésors.
L’art d’asservir l’oreille au charme des accords,
Celui qui des objets saisit la ressemblance***,
Et paraît les créer en les reproduisant,
Des talens de cet Aigle embellissaient la liste ;
Il les connoissoit en savant,
Et les pratiquent en artiste.
Il avoit vu beaucoup, et même avoit bien vu ;
Étudiant dans ses voyages
Des Grecs et des Romains les immortels ouvrages,
L’homme sur-tout, cet être encor si peu connu,
D’habits, de traits divers en tous lieux revêtu,
Et parlant différens langages.
Le ciel avoit permis qu’un voile ténébreux,
De cet Aigle éclairé vînt obscurcir les yeux.
Au printems de son âge l’affreuse catastrophe !
Quand pour prendre l’essor tout lui servoit d’appui,
Il avoit supporté ce coup en philosophe ;
Ses amis en étoient plus affligés que lui.
Mais de tout compenser le ciel s’est fait la règle.
Son esprit plus actif perçoit l’obscurité
De l’abyme profond où gît la vérité ;
Des yeux de l’âme il étoit vraiment Aigle.
De ce sublime oiseau le Cygne étoit connu ;
Il s’en va le trouver, sûr d’être bien reçu ;
II étoit malheureux. Heureuse confiance !
Elle étoit bien placée ; il se voit accueilli.
L’Aigle de son secours lui donne l’assurance,
Fait couler dans son cœur flétri
Ce baume souverain que l’on nomme espérance.
Il lui parle, et sur-tout il le sert en ami,
Sans mettre à ses bienfaits aucun air d’importance.
Chez tous ceux qu’il connoît il fait guider ses pas.
Du Cygne publiant par-tout le savoir-faire ;
Il vante ses talens, même les exagère ;
L’hyperbole est permise en ces sortes de cas.
Le Cygne enfin voit ses sombres alarmes
Se dissiper aux rayons du bonheur,
Et chaque jour, les yeux baignés de larmes,
Il fait des vœux pour son cher bienfaiteur.
Expliquons cette allégorie.
Le Cygne est l’auteur même, à qui la fantaisie
De savoir ce qu’à Londres il se disoit de bon,
A fait sottement croire un conte de féerie.
Puisse-t-il profiter au moins de la leçon !
Notre Renard est un fripon.
Je ne le nomme pas : pourquoi nommer un traître ?
Saint Augustin nous dit que les méchans
Sont nés pour exercer ceux qui sont bonnes gens.
Il faut se résigner, puisque cela doit être.
Quant à cet Aigle humain, sensible, hospitalier,
Ô respectable et jeune chevalier,
Vous seul pouvez le méconnaître !
* L’Auteur trompé par un intrigant, qui lui avoit promis une bonne place , se trouvoit à Londres dans un très-grand embarras ce mois de novembre 1786 . M. le Chevalier de Pougens, Envoyé de France, l’accueillit et le combla de bienfaits, avec ces manières nobles et délicates qui rendent les bienfaits plus précieux.
** M. le Chevalier de Pougens, à l’âge de 20 ans, avoit approfondi les mathématiques, les langues, l’histoire, la connoissance des livres et des manuscrits, la théorie et la pratique de la peinture et de la musique, etc.
*** Plusieurs tableaux et dessins dans des cabinets particuliers, attestent les progrès étonnans que M. le Chevalier de Pougens avoit faits dans la peinture, qui lui ont mérité d’être admis à l’académie de peinture de Rome. Nous n’avons pas vu son morceau de réception ; mais un de ses tableaux, représentant un groupe d’instrumens de musique, qui est dans le cabinet de M. l’abbé de la Montagne, prieur de la Tour-du-Lay, nous a paru offrir beaucoup de précision dans le dessin, et une grande intelligence des couleurs locales et des effets de lumière ; et ce tableau a été fait avant que l’auteur allât en Italie.
“Le Cygne, le Renard et l’Aigle”