Émile Pagès ou Louis Bergeron
Journaliste, écrivain et fabuliste XIXº – Le démocrate modéré
Imitation de la fable de Lafontaine : L’Hirondelle et les oiseaux.
Un vieux républicain, du peuple bien connu,
Par une longue expérience
Avait beaucoup appris : quiconque a beaucoup vu
Peut avoir beaucoup retenu.
En l’avenir il n’avait confiance,
Car de loin il savait prévoir
Les mauvais desseins du pouvoir.
Il arriva qu’un jour, vers la fin de décembre,
Époque où s’assemble la Chambre,
On mit sur le tapis quelques projets de lois,
Véritables lois d’Iroquois.
« Ceci ne me plaît pas, dit-il aux honorables,
Je vous plains ; quant à moi, sur des projets semblables
Je réfléchirais à deux fois.
Voyez-vous ces grigous qui ministrent la France ?
Un jour viendra, qui n’est pas loin,
Où, si le sort comble leur espérance,
Chacun de vous pourrira dans un coin.
Je comprends fort bien leur méthode ;
Ils voudraient vous envelopper
Dans les réseaux d’un nouveau code
Afin de pouvoir vous happer.
De là naîtrait plus d’un réquisitoire ;
Les Plougoulm avec leur grimoire
Rempliraient plus d’une prison;
Gare Doullens, Saint-Michel ou Bourbon !
C’est pourquoi, dit le démocrate,
Ne votez pas ; et croyez-moi. »
De rire alors chacun éclate,
Et tour à tour accepte chaque loi.
Quand on en vint à la pratique
Le barbon dit : « Puisque le mal est fait,
Il faut tâcher d’en amoindrir l’effet.
Jurés, que nul de nous n’applique,
Hors le cas de nécessité,
Ces lois dont la sévérité,
Digne d’un état despotique,
Détruirait toute liberté.
— Le bel emploi que tu nous donnes,
Prophète de malheur, avocassier, dit-on :
Garde pour d’autres ta leçon ;
Ces lois-là sont vraiment fort bonnes,
Pour mettre enfin à la raison
Les factieux, les anarchistes. »
Quand républicains et carlistes
Furent domptés par ce moyen,
Le vieillard ajouta : « Ceci ne va pas bien :
Vous courez à l’absolutisme ;
Mais, puisque jusqu’ici l’on ne me crut on rien,
Cherchez dans un humble mutisme
Un abri contre le danger;
Car le pouvoir n’ayant plus à songer
Aux factieux qui lui faisaient la guerre,
Bon gré, mal gré, désormais fera taire
Ceux qui ne sont qu’à demi-satisfaits ;
C’est pourquoi, Cicérons français,
Vous pouvez avaler vos langues ;
On ne souffrira désormais
Vos motions ni vos harangues. »
Fatigué de ce sermon-là
Le ventre bâilla, rebâilla
Comme on bâille en lisant la Presse.
Quand le pouvoir fut devenu
Fort de la publique,faiblesse,
Plus d’un voteur se vit en prison retenu.
Modérés, le danger qui menace les autres,
De leurs têtes, un jour, peut tomber sur les vôtres.
Émile Pagès ou Louis Bergeron