Pañchatantra ou fables de Bidpai
XXII. — Le Dépositaire infidèle
Il y avait dans une ville un fils de marchand nommé Nandouka , et de plus dans le même endroit habitait un marchand nommé Lakchmana. Cet homme, par suite de la perte de sa fortune, pensa à aller en pays étranger. Et l’on dit :
Celui qui a joui des plaisirs, autant qu’il le pouvait, dans un pays ou dans un endroit, et qui y demeure après avoir perdu sa fortune, est un homme méprisable.
Et ainsi :
Celui qui, là même où il s’est longtemps diverti autrefois avec orgueil, se plaint misérablement est méprisé par les autres.
Dans sa maison était une balance, faite d’une pesante masse de fer et acquise par ses ancêtres. Il la mit en dépôt dans la maison du chef de corporation Nandouka, et partit en pays étranger. Puis, après avoir bien longtemps parcouru comme il le désirait le pays étranger, il revint dans sa ville, et dit au chef de corporation Nandouka : Hé, chef de corporation ! donne-moi la balance que je t’ai confiée. — Hé ! répondit celui-ci, elle n’existe plus ; ta balance a été mangée parles rats. Lorsque Lakchmana entendit cela, il dit : Hé, Nandouka ! ce n’est pas ta faute si elle a été mangée par les rats. Tel est en vérité ce monde ; il n’y a ici-bas rien d’éternel. Mais je vais aller à la rivière pour me baigner. Envoie donc avec moi ton enfant nommé Dhanadéva, que voici, pour porter les ustensiles de bain. Nandouka, qui, par la crainte que lui causait son vol, avait peur de Lakchmana, dit à son fils : Mon enfant, ton oncle Lakchmana, que voici, va aller à la rivière pour se baigner ; va donc avec lui et prends les ustensiles de bain. Ah ! on dit ceci avec raison :
Aucun homme ne montre de complaisance ni d’attention envers quelqu’un, sans la crainte, la cupidité, ou un motif particulier.
Et ainsi :
Là où il y a des égards excessifs sans motif particulier, il faut avoir de la crainte, crainte qui amène à la fin la satisfaction.
Puis le fils de Nandouka prit les ustensiles de bain et partit joyeux avec Lakchmana. Après que cela fut fait, Lakchmana se baigna, jeta Dhanadéva, le fils de Nandouka, dans une caverne du bord de la rivière, en couvrit l’entrée avec une grosse pierre, et alla vite à la maison de Nandouka. Le marchand lui demanda : Hé, Lakchmana ! dis, où est mon enfant qui est allé avec toi à la rivière ? Lakchmana répondit : Il a été enlevé du bord de la rivière par un faucon. — Menteur ! dit le marchand, est-ce que nulle part un faucon peut ravir un enfant ? Rends-moi donc mon fils ; autrement j’en instruirai le roi. — Hé, homme véridique ! répondit Lakchmana, un faucon n’emporte pas un enfant ; de même les rats non plus ne mangent pas une balance faite d’une pesante masse de fer. Rends-moi donc ma balance, si tu veux ton fils.
Se querellant ainsi, ils allèrent tous les deux à la porte du roi, et là Nandouka dit à haute voix: Oh ! une chose indigne, une chose indigne se passe ! Mon enfant a été enlevé par ce voleur. Puis les juges dirent à Lakchmana : Hé ! rends le fils du chef de corporation. — Que puis-je faire ? répondit celui-ci ; devant mes yeux il a été enlevé du bord de la rivière par un faucon. Lorsque les juges entendirent cela, ils dirent : Hé ! tu ne dis pas la vérité. Est-ce qu’un faucon serait capable de ravir un enfant de quinze ans ? Lakchmana répondit en riant : Hé, hé ! écoutez ce que je dis :
Là on des rats mangent une balance d’un mille de fer, un faucon enlèverait un éléphant ; s’il a enlevé un enfant, qu’y a-t-il en cela d’étonnant ?
Comment cela ? dirent les juges. Et Lakchmana raconta toute l’histoire de la balance. Quand les juges l’eurent entendue, ils rirent de ce qu’avaient fait Nandouka et Lakchmana, les avertirent tous deux alternativement et leur donnèrent satisfaction au moyen de la restitution de la balance et de l’enfant.
Voilà pourquoi je dis :
Là où des rats mangent une balance d’un mille de fer, un faucon enlèverait un éléphant ; s’il a enlevé un enfant, qu’y a-t-il en cela d’étonnant?
Karataka ajouta : Sot ! tu as fait cette situation à Piugalaka parce que tu ne peux supporter la faveur de Sandjivaka. Ah ! on dit ceci avec raison :
Généralement, ici-bas, les gens de basse naissance censurent toujours les gens de bonne famille ; les malheureux, celui qui est aimé de la fortune ; les avares, celui qui donne ; les malhonnêtes gens, ceux qui sont honnêtes ; les pauvres, celui qui est riche ; les personnes affligées de laideur, celle qui a une jolie figure ; les méchants, celui qui est vertueux, et les ignorants, l’homme savant en beaucoup de sciences.
Et ainsi :
Les savants sont odieux aux ignorants ; les riches, aux pauvres ; les gens pieux, aux impies ; les femmes vertueuses, aux femmes libertines.
Pendant que les deux chacals parlaient ainsi, Sandjivaka, après avoir combattu un instant avec Pingalaka, tomba à terre, tué par les coups des griffes aiguës du lion. Puis quand Pingalaka le vit mort, son cœur fut attendri par le souvenir de ses qualités, et il dit : Oh ! méchant que je suis ! en tuant Sandjivaka j’ai mal fait, car il n’y a pas de plus grand crime que la perfidie. Et l’on dit :
Dans la perte d’un territoire ou dans la perte d’un sage serviteur est la perte d’un roi, dit-on ; c’est à tort qu’on établit entre ces deux choses une similitude : un territoire même que l’on a perdu est facile à recouvrer, mais non les serviteurs.
En outre, j’ai élevé ce mangeur d’herbe à la dignité de ministre ; après, je l’ai tué moi-même, et c’est encore une action plus criminelle que j’ai faite. Et l’on dit :
Ce Daitya qui tient de moi sa puissance ne doit pas périr par moi. L’arbre vénéneux même que l’on a fait croître, il n’est pas convenable de le couper soi-même.
Et au milieu de l’assemblée, je l’ai toujours loué. Que dirai-je donc devant d’autres qui honorent leurs amis d’un grand respect ? Et l’on dit :
Celui dont on a dit auparavant dans une assemblée : Il a du mérite, on ne doit pas l’accuser, si l’on craint de détruire son aveu ‘.
Pendant qu’il se lamentait ainsi, Damanaka vint à lui et dit avec joie : Majesté, vous agissez d’une manière très-pusillanime en vous affligeant ainsi d’avoir tué un mangeur d’herbe malfaisant. Cela ne convient pas à des rois. Car on dit :
Un père, un frère, un fils, une épouse ou un ami, quand ils attentent à la vie, doivent être tués : il n’y a pas là de crime.
Et ainsi :
Un roi compatissant, un brahmane qui mange de tout, une femme effrontée, un compagnon méchant, un serviteur désobéissant, un surintendant négligent et celui qui n’est pas reconnaissant doivent être abandonnés.
Et aussi :
Sincère et fausse, dure et aimable, cruelle et compatissante, avare et libérale, dépensant beaucoup et amassant une grande quantité de richesses, la politique d’un roi, comme une courtisane, se montre sous diverses formes.
Et aussi :
Quelqu’un qui n’opprime pas a beau être grand, il n’est pas vénéré : les hommes révèrent les serpents, mais non Garouda, le destructeur des serpents.
Et ainsi :
Tu as pleuré ceux qu’il ne faut pas pleurer, et tu profères des paroles de sagesse ! Les sages ne pleurent ni les morts ni les vivants.
Après que le chacal lui eut adressé ces exhortations, Pingalaka cessa de regretter Sandjivaka ; il éleva Damanaka à la dignité de ministre, et régna lui-même heureusement.
” Le Dépositaire infidèle”
- Panchatantra 22