Dans les états d’une riche fermière,
Vivait jadis un dindon des plus gras,
Expert passé dans l’art de ne rien faire ;
Après ses cinq ou six repas,
Maître dindon dormait la nuit entière,
Et, de peur de penser, ne rêvait même pas.
Toujours les gens heureux sont d’un bon caractère :
Aussi notre reclus voyait-il tout en beau,
Et blâmait fort un vieux corbeau
Qui, près de là, médisait dans sa cage,
Où, depuis mémoire d’oiseau,
Fort sobrement il vivait de fromage.
Pourquoi, lui disait-il, maudire les humains ?
Il en est de méchants, peut-être,
Mais sommes-nous entre leurs mains ?
N’avons-nous pas le meilleur maître ?
Toujours il est aux petits soins ;
Et, pour prévenir mes besoins,
Sa femme et lui disputent de vitesse.
Je vois d’ici cette bonne maîtresse ,
Dans son sein même m’échauffant ,
Lorsque enfant
Je n’avais pas encor l’esprit de me conduire ;
Chaque matin, avec un doux sourire,
Elle me faisait prendre et les œufs et les noix
Dont sa prévoyante tendresse,
Pour me nourrir, avait fait choix.
Les soins touchants qu’elle eut de ma jeunesse,
Depuis ce temps, ne s’affaiblissent pas,
L’excès de ses égards souvent même me lasse.
Pour moi, de tous côtés, par son ordre on entasse
Les morceaux les plus délicats ;
Et, de les refuser quand je fais la grimace,
En boules, proprement, elle sait les rouler ;
Puis, quelque façon que je fasse,
Sa main, bon gré, mal gré, me les fait avaler.
Enfin elle est pour moi cent fois plus qu’une mère ;
Imaginez, mon cher confrère,
Que, pour savoir si je deviens plus gras
Après chacun de mes repas,
Elle me pèse en m’enlevant de terre,
Et, quand je prends une once ou deux,
La bonne pâte de fermière !
Elle a presque la larme aux yeux.
Ami, dit le corbeau, ton bonheur est extrême
Et tu me vois le partager ;
Mais te soignerait-on de même
Si tu n’étais bon à manger ?
Notre héros de ce discours si triste
N’eut pas le temps de s’occuper.
Car les deux bons fermiers mangèrent l’optimiste
A leur souper.
“Le Dindon et le Corbeau”