Vivre aux dépens de la société
Est un assez joli système,
Et, pour résoudre le problème,
Il ne faut de nos jours qu’un peu d’habileté.
Quand cette triste vérité
Serait, hélas ! moins évidente,
J’en trouve une preuve excellente
Dans la conduite d’un frelon.
Aussi, m’en vais-je tout au long,
Lecteurs, vous conter son histoire.
Frelons sont paresseux et voleurs, — c’est notoire. —
Or, un d’eux voulait vivre, et surtout vivre bien,
Sans travailler ; mais lorsque on ne possède rien,
Le travail est la loi commune.
Lui choisit un meilleur moyen
Pour arriver à la fortune.
Dans le tronc crevassé d’un chêne aux vastes flancs,
A grand renfort d’annonces sans pareilles,
Il établit, un jour, son atelier naissant.
Ses prospectus retentissants .
De la ruche nouvelle exaltaient les merveilles.
Mais, par l’appât de gains mirobolants,
Avant tout, il fallait attirer les abeilles.
Notre rusé matois bourdonne autour des fleurs,
Ou cet insecte ailé butine ;
En aborde plusieurs et, d’une voix câline,
Leur dit : « Que je vous plains, mes sœurs !…
Du dur travail qu’on vous impose
Que recueillez-vous autre chose,
Sinon un peu de miel pour vivre au jour le jour?
Hais que vienne l’hiver, alors, adieu, bonjour!
Vous vivez chichement et mourez par centaines.
Et pourtant, grâce à vous, les ruches étaient pleines !
Je veux vous épargner cette cruelle mort.
Au prix des plus grands sacrifices,
Je saurai, si les Dieux me sont un peu propices,
Vous préparer un meilleur sort.
Travaillez avec moi. Les plus beaux bénéfices
Vous sont tout d’abord assurés,
Et de vos capitaux, que vous quintuplerez,
Vous pourrez vivre, un jour, au gré de vos caprices. »
Par ce mirage séduisant
Plus d’une abeille fut tentée :
La ruche du frélon fut bientôt fréquentée
Par un essaim nombreux, qui de son miel luisant
Du vieux tronc naguère béant
Eut en fort peu de temps comblé l’énorme vide.
L’industriel pourtant, quoique pas mal avide,
Se tenait de son mieux et, sûr de son butin,
Distribuait de jolis dividendes.
Dans l’espoir d’un profit certain,
Abeilles accouraient par bandes.
Alors, il crut qu’il était temps
De mettre en lieu sûr son aubaine.
Il fit donc, sans beaucoup de peine,
Des détournements importants ;
Car l’habile coquin de tous ses commettants
Avait si bien capté la confiance,
Que pas un n’eût été tenté
De soupçonner sa probité.
N’ayant à redouter aucune surveillance,
Il put tout à loisir soigner ses intérêts.
Un jour, il disparut dans le fond des forêts,
Et ses dupes en vain fort longtemps le cherchèrent.
La ruche était vide à peu près.
Il fallut liquider. Les procès s’entassèrent.
Les semaines, les mois passèrent,
Sans que les tribunaux rendissent leurs arrêts.
Bref, quand tout fut fini, les syndics annoncèrent
Que l’avoir existant ne payait pas les frais.
“Le Frelon et les Abeilles”