Un grammairien s’assit un jour dans un bateau ; cet homme plein d’amour-propre se tourna vers le batelier, et lui dit : « As-tu jamais étudié la grammaire ?» L’autre répondit que non. « Alors, reprit le grammairien, la moitié de ta vie a été perdue 1. »
Le batelier eut le cœur brisé de douleur : mais, sur le moment, il s’abstint de toute réponse.
Bientôt le vent poussa l’esquif dans un tournant ; le batelier cria alors au grammairien :
« Sais-tu quelque peu nager, dis ? »— Non, répondit le pédant, la natation n’est point mon affaire.
« — Eh bien, répliqua l’autre, c’est toute ta vie qui est perdue, ô grammairien ! car le bateau va s’engouffrer dans les tourbillons !… »
C’est l’anéantissement qu’il faut ici, et non la grammaire, sache-le bien. Si tu es annihilé, tu peux te jeter à l’eau.
L’eau de la mer porte les morts à sa surface ; mais si l’homme est en vie, comment peut-il échapper à l’Océan ?
Lorsque tu seras mort et dépouillé des attributs de l’homme mortel, l’océan des mystères te portera à son sommet.
Ô toi qui traitais les autres d’ânes, voici maintenant que tu es resté aussi embarrassé qu’un âne sur la glace !
- DJÈLAL-ED-DIN ROUMI, Mesnèvi (liv. I).
2. Quelle arrogance chez un homme qui «pèse gravement des œufs de mouche dans des balances de toiles d’araignée ! » Toutefois, on ne saurait nier l’importance de cet art, ni « la nécessité de la grammaire, la base et le fondement des autres sciences », comme dit La Bruyère, dans son Discours à l’Académie,
En revanche, voici une remarque assez juste d’Alìbert : « Restaut, d’Olivet, Domergue, étaient médiocres dans l’art d’écrire ; et pourtant ils avaient étudié plus longtemps la grammaire que Racine. » (Physiologie des passions, Considérations préliminaires.) Le Grammarien et le Batelier.