Je voyageais un jour dans la compagnie de marchands qui allaient en foire à Sens. A une demi-journée de la ville, ils rencontrèrent un paysan et lui demandèrent le chemin, « Il y en a deux, répond le manant : l’un est ce petit sentier que vous voyez à droite, l’autre la grande route que vous suivez, et au bout de laquelle a vous trouverez un pont. Le premier est beaucoup plus court, mais il faut passer la rivière à gué. »
Les marchands prirent le sentier. En vain le villageois leur représenta que le gué était dangereux, ils répondirent qu’ils étaient pressés. Mais ils eurent lieu de se repentir de leur imprudence. Quelques-uns se noyèrent en traversant la rivière, d’autres perdirent leurs marchandises , et parmi ceux qui échappèrent, presque tous furent mouillés. Pour moi qui avais suivi le paysan, j’arrivai avec lui à l’autre bord. Nous trouvâmes les marchands occupés à pleurer leurs compagnons morts, à chercher dans l’eau leurs
effets, à faire sécher leur linge et leurs habits. « Messieurs, leur dit alors mon guide, apprenez qu’en bien des occasions le chemin le plus long peut devenir le chemin le plus court s’il est le plus sûr. »
Notes :
Dans les Instructions du chevalier de la Tour à ses filles, au lieu de marchands, ce sont des dames qui se rendent à des noces. Les jeunes, pour arriver plus tôt, prennent le chemin le plus court ; il y avait de mauvais pas qu’on avait couverts de claies; les claies s’enfoncent et les dames tombent dans la boue.
Dans les Contes du sieur d’Ouville, c’est un voyageur qui, comme dans le fabliau, veut passer un gué au lieu d’aller gagner le pont. Il se noie.
“Le Grand Chemin”, Recueil de Barbazan, tome II, page 125.