Hégésippe Moreau
Poète et fabuliste XIXº – Le Gui de chêne
Un jour, la date précise m’échappe, mais c’était deux ans environ après la mort d’Hercule, il y avait grande foule et grand bruit à Delphes. Ce jour était le dernier des jeux pythiens, et, chose inouïe ! les luttes et les courses expiraient sans spectateurs, les athlètes et les cochers triomphaient inconnus, et l’on dit même que le poète Simonide, qui chantait alors en plein vent la gloire de je ne sais quel cheval, n’eut, ou peu s’en faut, que son héros pour auditeur. Mais si l’arène était vide, en revanche la foule débordait du temple d’Apollon. Un mot, un mot magique avait suffi pour l’y précipiter : « Voici les Héraclides ! » Et ce mouvement de tout un peuple soulevé par un nom, vous le comprendrez sans peine, ma sœur : il n’est pas une Française, je pense, qui n’eût sacrifié de grand cœur une loge au spectacle pour voir le fils de Napoléon (ce pâle jeune homme qui s’est laissé voir si peu de temps) ! Eh bien ! Hercule était le Napoléon de cette époque et les Héraclides étaient ses fils. Un mois auparavant, Athènes les avait trouvés, à son réveil, détrônés, persécutés, sans asile, et embrassant sur la place publique l’autel de la Miséricorde. Leur plainte y avait remué tous les cœurs et toutes les épées, et la vie hospitalière, armée en leur faveur, les envoyait en ce moment, à la tête d’une théorie, interroger, suivant l’usage, l’oracle de Delphes sur l’issue de la guerre. Delphes, comme vous le savez sans doute, était une ville sainte et pleine de merveilles, mais tout le monde traversait alors ces merveilles avec indifférence, et je ferai comme tout le monde. Je ne vous promènerai pas du Parnasse à l’Hippodrome et de l’Hippodrome au trépied, bien convaincu que vous avez fait depuis longtemps ce pèlerinage avec le jeune Anacharsis, cicerone plus habile que moi ; et d’ailleurs, je l’avouerai, j’ai hâte aussi de voir ces fameux Héraclides.
La Grèce entière, à leur aspect, n’éprouva qu’un sentiment, l’admiration ; et ce sentiment éclata par une exclamation unanime et bruyante : « Dieux immortels ! qu’ils sont grands et forts ! »
Un vieillard de haute taille, qu’à son bâton doré et à son bandeau de laine blanche on pouvait reconnaître pour un des vingt rois de la Grèce, se pencha vers l’oreille d’un prêtre d’Apollon qui traversait le temple, portant une cassolette de parfums.
« J’ai connu beaucoup Hercule et Déjanire, dit-il, et ne leur savais que trois fils. Quelle est donc cette vierge voilée, assise au même banc que les Héraclides ?
— Vous ne vous trompez pas, mon père : Hercule n’eut que trois enfants de Déjanire ; mais sa dernière épouse, Iole…
— C’est juste ! interrompit le vieillard, se frappant le front du doigt en signe de réminiscence : Philoctète m’a vingt fois raconté ces détails, mais… deux siècles en tombant sur une tête y peuvent bien ébranler la mémoire… Oui, je me rappelle parfaitement à cette heure qu’une fille est née de ce mariage…
— Une fille et un garçon, mon père », prononça une voix douce derrière le vieux roi.
Il tourna la tête, et vit un adolescent pâle et frêle qui portait le costume de l’Argolide.
« Une fille et un garçon, répéta l’interrupteur en rougissant : Ixus et Macaria ».
Et le vieillard sourit : « Voyez, dit-il au prêtre ; on admire ma science à Pylos, et voilà maintenant qu’Argos m’envoie ses écoliers pour m’instruire.
— Qui vous a si bien appris, et comment vous appelez-vous, mon bel enfant ? »
Mais l’adolescent, sans répondre, glissa sous une caresse de Nestor, car c’était lui, et se perdit dans la foule.
La même louange y bourdonnait sans variantes : « Dieux ! qu’ils sont grands et forts ! »
En France, ce compliment vous paraît sans doute bien étrange et presque ironique ; mais songez que vous êtes ici dans un pays que les caprices du terrain et de l’ambition découpaient en vingt petits états, dont les roitelets fiers et hargneux étaient serrés les uns contre les autres et se coudoyaient en grondant, et où l’usage commun à toute l’antiquité de combattre homme à homme et corps à corps, faisait de la force physique la seule puissance, je dirai presque la seule vertu. On augurait alors du mérite d’après les poings et les épaules, comme on le cherche à présent sur le front et dans les yeux. Enfin, et c’est tout dire, Hercule, la personnification de la force, Hercule était dieu !
La pythie tardait bien à paraître, et l’on n’entendait pourtant aucun murmure d’impatience. La curiosité publique avait sa pâture. Hyllus, l’aîné des Héraclides, attirait surtout les regards. C’était un guerrier gigantesque, aux bras musculeux et nus, à la grosse face insouciante, et qui, une peau de lion sur les épaules, une massue à la main, affectait les poses paternelles : on eût dit Hercule lui-même, Hercule à vingt ans. Anténor, le puîné d’Hyllus, avait les traits plus fins et la taille plus élancée. Il se drapait avec complaisance dans sa divinité toute neuve, souriait aux jeunes Grecques, et les narines gonflées, humait avec délices les parfums de l’admiration. En un mot, le divin Anténor était ce que nous autres mortels nous appelons vulgairement un fat. Quant à leur frère Egyste, il n’avait rien, sauf la force et la bravoure, de commun avec ses aînés. C’était à cette époque et dans ce pays un anachronisme vivant. Chose étrange ! il avait les cheveux blonds, et sa figure exprimait la mélancolie, sentiment tout moderne et tout chrétien. Il revenait des combats les plus terribles, doux et timide à la maison : on eût dit, sous le soleil de l’Attique, un de ces blonds guerriers du Nord qui terrassaient des géants et des monstres, puis courbaient la tête sans murmurer sous la baguette d’une petite fée. Il semblait, en regrettant Argos, pleurer quelque chose de mieux qu’un trône. Où donc s’envolaient ses soupirs ? au foyer d’un ami ? au tombeau d’une mère ? Nul ne le sait, car il n’a jamais dit son secret à personne, pas même à sa jeune sœur Macaria, la confidente pourtant des douleurs de toute la famille ! À côté de lui, Macaria priait. Pardonnez-moi, ma sœur, d’avoir si longtemps oublié la vierge pour les héros. N’est-ce pas sa faute ? Voyez ! cachée à l’ombre de ses frères, elle fait tout pour qu’on l’oublie : elle n’a pas encore levé son voile, et ses traits vous sont inconnus ; mais vous l’aimez d’avance, n’est-ce pas ? car vous savez déjà qu’elle est pieuse et modeste.
On annonce enfin la pythie : toute brisée encore de ses dernières convulsions prophétiques, elle se traîne lentement jusqu’au trépied, appuyée sur deux prêtres d’Apollon. Voilà tout à coup qu’au fond du sanctuaire une porte s’ouvre à deux battants, et qu’une bouffée de vent s’en précipite, large et sonore, balayant la fumée des sacrifices et secouant sur l’assemblée cet avis sacramentel prononcé d’une voix tonnante : Le dieu ! voici le dieu ! Déjà la prophétesse dans la douleur s’agite sur le trépied, et l’on écoute. Ce furent d’abord des sanglots, puis des syllabes plaintives, des mots insaisissables. Enfin le dieu parla :
Minerve combattra !… Sur son casque divin
Le hibou dit : J’ai soif, et se débat en vain…
Minerve appelle la Victoire…
La Victoire est sa sœur, et ne la fuit jamais…
Je l’entends : elle arrive à grand bruit d’ailes… mais
Le hibou dit : J’ai soif, et veut du sang à boire.
Argos attend ses rois pour les déifier :
Tremble, Argos ! le hibou, dans son vol homicide,
Tourne, et cherche un front pur qu’il faut sacrifier,
Tourne, tourne et s’abat… Dieux ! sur un fils d’Alcide ! »
A cette réponse si fatale pour les Héraclides, il n’y eut dans le temple que trois hommes qui ne frémirent pas : les Héraclides.
« Désigne la victime par son nom », cria Hyllus à la pythie.
Mais elle haletait presque mourante sur les marches du trépied.
« Le dieu a été bien terrible, et une seconde épreuve la tuerait, dit solennellement le chef des prêtres : qu’un des Héraclides se dévoue.
— Je me dévoue, cria dans la foule une douce voix, la même qui tout à l’heure avait parlé derrière Nestor.
— Qui es-tu, et comment te nommes-tu ? dit le prêtre d’un ton sévère.
— Je suis un fils d’Hercule, et je m’appelle Ixus ».
Un bourdonnement de surprise accueillit cette réponse.
« S’il dit vrai, il est bien nommé », murmura une voix railleuse.
Vous saurez, ma sœur, qu’Ixus est, ou peu s’en faut, un mot grec qui signifie le gui. Les parents de l’enfant, à sa naissance, lui avaient sans doute jeté ce nom dans leur dédain, et en effet, cette débile créature, entée sur une aussi forte race, ressemblait beaucoup à la petite plante parasite qui frissonne au vent sur les grands chênes.
« Nous t’avions défendu de nous suivre à Delphes », dit Anténor, qui s’avança menaçant vers Ixus… Mais la fille d’Hercule, immobile dans l’ombre jusqu’alors, s’élança entre les deux frères, saisit la main du plus jeune, et l’entraîna hors du temple, sourde à la voix d’Hyllus qui la rappelait, sourde à l’admiration qui murmurait sur son passage, car dans la rapidité de sa marche son voile s’était soulevé de lui-même, et Macaria était belle ! belle de beauté et de grâce, et belle surtout en ce moment de cette pitié dans les yeux et dans la voix, qui embellirait la laideur même.
De retour à Athènes, où le même char ramena toute la famille, les trois guerriers décidèrent qu’ils tireraient au sort le lendemain, dans le temple de Minerve, pour savoir lequel d’entre eux devait mourir. Mais quand le pauvre Ixus arriva tout joyeux et tout fier, pour glisser son nom dans l’urne, avec ses frères, ils le repoussèrent, pesnant que ce serait insulter les dieux que de présenter ainsi au Destin, souvent moqueur, l’occasion de leur jeter cette offrande maigre et dérisoire. Quant à Macaria, ils ne souffrirent pas non plus, mais pour une raison différente, qu’elle courût avec eux une chance de mort. Elle était fiancée à Lycus, un des chefs influents d’Athènes (d’Athènes qui s’armait pour eux), et, soit politique, soit reconnaissance, ils exigèrent que les préparatifs du sacrifice n’interrompissent en rien ceux des noces. Aussi Macaria trouva-t-elle au retour sa chambre toute parfumée des présents de Lycus. Mais dans un pareil moment, ses pensées, qui d’avance portaient le deuil d’un frère, n’étaient pas des pensées d’hymen ; et pourtant la guirlande nuptiale était composée de si beaux lis que, d’une main distraite et presque involontairement, Macaria la posa sur son front. Elle entendit, en ce moment, un soupir mal étouffé derrière elle et se retourna… C’était Ixus, Ixus son frère et dont elle était la mère autant que la sœur ; Ixus, qu’elle enlaçait de ses soins parce qu’il était souffrant et dédaigné ; Ixus, qui ne pouvait faire un pas dans la maison sans trouver Macaria pour lui sourire, et à qui la maison allait sembler bien vide et bien grande lorsque Macaria ne l’emplirait plus. Il regardait les fleurs symboliques avec des yeux brillants de larmes, et sa figure alors exprimait une telle douleur que sa sœur, habituée pourtant depuis douze ans à le voir souffrir, en fut épouvantée.
« Oh ! pauvre enfant ! dit-elle ; pardonne-moi !
— Te pardonner, Macaria ! quoi donc ? tous les bonheurs que tu me fais ?
— Ne me remercie plus de mes soins pour toi : c’est une dette, c’est une expiation…»
Les regards ébahis de l’enfant sollicitaient le mot de cette énigme.
« Écoute, dit-elle, il y a quatre ans (tu en avais huit alors, et moi quatorze), il s’est passé dans notre famille des choses merveilleuses et fatales que mon père et mes frères ont toujours ignorées.
« Tu te souviens de cette cabane qu’ils bâtirent au bord de la mer, pour se dérober à de nombreux et puissants persécuteurs ? Un soir, mon père et mes frères étaient à la chasse : las d’avoir couru depuis le matin par les bois, tu venais de t’endormir d’un profond sommeil, bercé par le bruit monotone de la pluie sur la cabane ; la nuit était tombée depuis longtemps, et mon père et mes frères ne rentraient pas encore. Enfin j’entendis heurter à la porte, et j’ouvris, croyant leur ouvrir : c’était un voyageur qui sollicitait, pour un instant, un abri et un foyer. Il entra. Assise à ton chevet, pendant qu’il faisait sécher ses habits devant l’âtre, je vis avec surprise une douce et vague lumière courir sur ses cheveux blonds. J’attribuai cela d’abord au reflet du foyer ; mais le foyer s’éteignit, et le front du voyageur resta lumineux. Alors, je reconnus Apollon ; Apollon qui, chassé de l’Olympe, courait déguisé par le monde, mais qui n’avait pu pavenir à éteindre tout à fait son auréole.
— Grand Dieu, m’écriai-je en joignant les mains, que voulez-vous de moi ?
— Rien, me répondit-il, rien qu’un abri ; mais le temps va se faire beau et je pars : reçois ce baiser d’adieu.
« Alors je m’avançai tremblante au-devant de mon oncle ; et, le conduisant par la main vers la couche où tu dormais encore : « Caressez plutôt ce pauvre enfant, lui dis-je, car aucun dieu ne le caresse ; touchez ses joues pâles pour qu’elles refleurissent, et soufflez sur ses lèvres pour qu’elles chantent ».
« Le dieu sourit à ma prière ; il se pencha sur toi et souffla sur ta bouche ; mais cette haleine ardente glissant jusqu’à ton cœur, l’emplit et le gonfla… et voilà pourquoi ce cœur brûle et palpite toujours ; voilà pourquoi tu languis et tu meurs, pauvre enfant… Et maintenant que tu sais tout, dis, me pardonnes-tu ? »
Ixus l’embrassa : c’était répondre.
« Eh bien ! prouve-le moi donc en suivant mes conseils. Imprudent ! par quel heureux prodige n’es-tu pas mort de faim et de soif sur le long du chemin d’Athènes à Delphes !
— Oh ! dit Ixus, j’avais fait dès le matin, ma chanson de voyage. Quand je voyais sur une maison la fumée d’un banquet, je frappais à la porte en chantant et l’on m’ouvrait toujours.
— Chanson merveilleuse ! dit Macaria en souriant ; il faut me l’apprendre, Ixus, pour que je la chante aussi, moi, quand j’irai à Delphes ou à Olympie ».
Ixus, par une coquette modestie, commune, à ce qu’il paraît, aux faiseurs de chansons de toutes les époques, se fit prier quelque temps, puis céda.
Chanson d’Ixus
1.
Ouvrez ! je suis Ixus, le pauvre gui de chêne qu’un coup de vent ferait mourir. Un jour, il y a douze ans, un pygmée tomba de la peau de lion d’Hercule : ce pygmée, c’était moi. Mon père ne m’aimait pas parce que j’étais faible et petit ; et lorsque, enfant, je me heurtais à ses genoux, j’entendais sur ma tête une voix gronder comme l’orage. Mes frères me battent quand je les appelle tout haut mes frères, et pourtant je veux vivre, car j’ai une sœur, une sœur qui m’aime… Elle est si bonne, Macaria !
Ouvrez ! je suis Ixus, le pauvre gui de chêne qu’un coup de vent ferait mourir.
2
Mes frères m’ont dit un jour : « Sois bon à quelque chose ; apprends à élever des statues et des autels, car nous serons dieux peut-être ». Et j’essayai d’obéir à mes frères ; mais le ciseau et le marteau étaient bien lourds ! Et puis des visions étranges passaient, passaient sans cesse entre moi et le bloc de Paros ; et mon doigt distrait écrivait sur la poussière un nom, toujours le même, le doux nom de Macaria.
Ouvrez ! je suis Ixus, le pauvre gui de chêne qu’un coup de vent ferait mourir.
3
Alors mes frères m’ont dit : « Nous avons pour hôte au palais un blanc vieillard de la Chaldée, qui sait lire dans le ciel les choses à venir : écoute ses leçons, et dis-nous si tu vois dans les nues venir des trésors ou des victoires ». Et j’ai écouté le vieillard, j’ai passé de longues nuits sereines à regarder le ciel ; mais je n’ai vu ni victoires ni trésors, je n’ai vu que des étoiles humides et brillantes qui me regardaient avec amour… comme les yeux de Macaria.
Ouvrez ! je suis Ixus, le pauvre gui de chêne qu’un coup de vent ferait mourir.
4
Alors mes frères m’ont dit : « Prends un arc et des flèches, et va chasser dans les bois ». Et j’ai couru par les bois avec un arc et des flèches ; mais j’oubliai bientôt la chasse et mes frères. Pendant que j’écoutais chanter les vents et les rossignols, une biche mangea mon pain dans ma robe, et un petit oiseau, fatigué d’un long vol, vint s’endormir dans mon carquois. Je l’ai porté à Macaria.
Ouvrez ! je suis Ixus, le pauvre gui de chêne qu’un coup de vent ferait mourir.
5
Alors mes frères m’ont dit : « Tu n’es bon à rien », et m’ont battu ; mais je n’ai pas pleuré, parce que je pensais à ma sœur. Et demain, on me prendra ma sœur, et demain, quand Macaria, assise au banquet nuptial, dira : « Quelle est donc cette fumée bleue qui monte là-bas derrière ce bois de lauriers ? – Oh ! ce n’est rien, diront les convives. « C’est le bûcher d’Ixus, le pauvre gui de chêne qu’un coup de vent a fait mourir ».
« Non, tu vivras ! s’écria la jeune fille attendrie. Je t’abriterai si bien dans mon cœur que toutes les tempêtes passeront sans que le moindre souffle t’en arrive. Lycus est heureux et fêté, lui, et les vierges d’Athènes sont nombreuses. A toi, seul et souffrant, toutes mes heures et tous mes amours ! Pauvre gui de chêne ! tu pareras mon sein mieux que le bouquet des mariées. Tiens, mon frère, tiens, mon poète, voilà le prix de ta chanson ». Et arrachant de ses cheveux la guirlande nuptiale, elle la jeta trempée de larmes, aux pieds d’Ixus. Ixus voulut répondre ; mais, foudroyé d’émotions imprévues, le pauvre enfant eut à peine la force d’une exclamation. « Oh ! » fit-il ; et, portant la main à son cœur, il tomba. La fièvre l’agita toute la nuit, et toute la nuit Macaria veilla et pleura près de la couche de son frère.
C’était le lendemain que les trois Héraclides devaient aller au temple interroger sur le choix de la victime. Ils se présentèrent à l’autel comme au combat : intrépides et insouciants. Après les cérémonies d’usage, répétition à peu près exacte de ce que nous avons vu à Delphes, un prêtre de Minerve ballotta les noms dans l’urne. Un enfant s’approcha, les yeux couverts d’un bandeau. Sa main effleurait déjà les bords du vase sacré pour en sortir bientôt avec un arrêt de mort… quand tout à coup une voix de femme retentit au seuil du temple.
« Arrêtez ! voici la victime ».
C’était Macaria qui s’avançait lentement vers l’autel ; Macaria pâle et parée, et balançant sur son beau front les bandelettes funèbres. Égyste s’élança vers elle : « Vous ici, ma sœur ! vous m’aviez promis de rester près d’Ixus ».
— Ixus ! dit-elle en étouffant un sanglot, Ixus est mort !… et maintenant rien ne m’empêche de mourir pour vous ».
Et elle poursuivit sa marche lente vers l’autel.
La foule applaudit, les Héraclides se résignèrent. À cette époque où l’on croyait voir la main des dieux derrière toutes les choses extraordinaires, on attribua naturellement à leur inspiration un dévouement si sublime. Aussi Macaria s’agenouilla-t-elle sans obstacle devant l’autel. Elle arrêta d’un geste le fer impatient du sacrificateur, pour jeter son dernier sourire à ses frères ; puis ferma les yeux, entr’ouvrit le voile qui couvrait son sein…
Et deux minutes après son corps palpitait sur l’autel.
On ne fit qu’un bûcher pour Ixus et Macaria. Et alors, par un prodige ou une illusion qui se répéta plus tard au supplice de notre Jeanne d’Arc, on vit ou l’on crut voir quelque chose qui s’élança des flammes vers la nue avec un doux bruit d’ailes.
Ce qui contribua sans doute à propager cette tradition touchante, c’est qu’après la victoire des Héraclides, victoire payée trop cher pour que les dieux la leur fissent longtemps attendre, les habitants de Mycènes, après avoir inauguré en triomphe la statue d’Hercule au bord des mers, y surprirent un jour deux alcyons dans la peau du lion de Némée.
Et voilà comment passèrent un jour, à travers un siècle antique, les deux plus belles choses de ce monde et de tous les siècles : la Poésie et la Vertu !
Hégésippe Moreau, Le Gui de chêne – conte