Elina Batam
Poètesse – Le gypaète barbu…
Matiu, un vieux berger des alpages du Vercors, s’était fait ami avec un gypaète barbu qu’il avait recueilli un jour, blessé à l’aile. Il avait baptisé le vautour du fier nom de « Rackham », en raison du cercle rouge qui entourait ses iris verts; ce nom lui allait d’autant mieux que l’oiseau se trempait régulièrement dans des sources d’eau ferrugineuses qu’il trouvait dans la montagne et qui teintaient les plumes blanches de sa poitrine d’une belle couleur rouille.
Le vieux berger avait fui la société des hommes, préférant la compagnie des animaux sauvages et le calme des montagnes ; il tenait toutefois à garder un lien avec elle en regardant chaque soir le journal télévisé. Ce jour-là, alors que le soleil se couchait entre les falaises orangées où nichait Rackham, le berger l’appela pour lui offrir un os de brebis. Le vautour arriva aussitôt et se mit à briser l’os avec son bec crochu pour en extraire la délicieuse moelle. Par la porte entrebâillée de la petite cabane, il aperçut le berger calé dans son fauteuil à bascule en train de regarder le journal télévisé ; sur l’écran du petit poste, se dessinait une carte météo, devant laquelle s’agitait une présentatrice en tailleur gris :
– Demain, de fortes précipitations de cancers nous arrivent de l’Est. Attention, des rafales d’attentats sont à prévoir dans le courant de la semaine, en raison des hautes pressions de l’Atlantique ; et bien sûr, le front nuageux toujours très bas de la crise sera présent sur toute l’Europe.
Elle se tourna droite comme un i face aux millions téléspectateurs et dit avec un grand sourire :
– Bonne fête quand même aux Jérôme, et excellente soirée sur notre antenne !
Matiu soupira profondément en caressant Rackham venu se lisser les plumes sur la petite table à côté de lui.
– Quelle époque de malheur, ça va mal partout ; maladies, attentats, crise et j’en passe ! pfff ! Je préfèrerais être comme toi tiens, un rapace ! Il n’est pas bon d’être humain par les temps qui courent, je crois bien que c’est la fin de notre espèce.
Le lendemain, Rackham s’élança dans le ciel dès les premières lueurs de l’aube ; il devait faire un long périple pour rendre visite à son ami Bayou, un faucon pèlerin qui nichait dans les montagnes du Sud. Rackham avait rencontré Bayou quelques années auparavant, alors que ce dernier avait sombré au plus profond du désespoir ; son oiselle et lui n’arrivaient pas à avoir d’oisillons, les malheureux en étaient à la onzième couvée infructueuse ! A chaque fois, sa compagne pondait des œufs qui avaient une coquille extrêmement fragile et qui se brisaient à la moindre secousse ; les embryons n’avaient jamais le temps de se développer jusqu’au terme. Elle n’était pas la seule, de nombreuses autres femelles faucons, et d’oiseaux en général, souffraient du même malheur. Ce problème avait créé un grand désarroi dans le monde des oiseaux, qui pépiaient partout dans les taillis en se demandant ce qu’il pouvait bien se passer…Le corps des oiseaux femelles était-il devenu incapable de fabriquer des œufs viables ?
Mais un jour, la chance sourit à Bayou : alors qu’il avait décidé de se laisser mourir au milieu d’un pré, il fut recueilli par une jeune femme du nom de Rachel Carleson ; elle était une des rares humaines à avoir compris d’où venait son malheur. Ce qui avait rendu les femelles faucons incapables de produire des coquilles solides avait aussi provoqué le cancer qui avait emporté son père agriculteur quand elle était petite : c’était les pesticides qu’il avait respirés pendant toutes ses années en les pulvérisant sur ses cultures ; ils avaient imprégné son corps, comme ils avaient profondément imprégné l’eau, les sols et les autres êtres vivants autour de lui. Ces quantités de poison invisible que les humains répandaient à tour de bras dans la nature depuis des années avaient tué à petit feu nombre d’insectes, d’oiseaux, et de petits mammifères comme les hérissons.
Rachel avait nourri et choyé le faucon jusqu’à ce qu’il retrouve des forces ; mais surtout, elle lui avait expliqué comment les pesticides, en pénétrant dans le corps de sa femelle, avaient déréglé ses hormones, la rendant incapable de produire des œufs solides pour abriter ses embryons. Bayou avait alors retrouvé espoir en comprenant d’où venait son mal ; grâce à Rachel, il savait désormais comment l’éviter. Quand il fut suffisamment ragaillardi, elle l’emmena loin des champs empoisonnés, au cœur des montagnes du Sud, où Bayou retrouva bien vite une compagne avec laquelle il éleva de nombreux oisillons.
Rackham décida de se rendre chez son ami en suivant le corridor des montagnes Rocheuses ; il vola au-dessus des hauts sommets une journée entière, en surfant sur des bulles d’air chaud successives, comme le faisaient habituellement les grands rapaces planeurs pour économiser leur énergie ; il arriva chez son ami Bayou à la nuit tombante. Le faucon était devenu le gardien d’une belle vallée encaissée entre des falaises ; il y accueillait des dizaines d’oiseaux réfugiés qui fuyaient les milliers de champs empoisonnés de part le monde. En mémoire de sa chère Rachel Carleson, il avait baptisé cet endroit « Printemps silencieux », pour que les oiseaux de la vallée se souviennent de la chance qu’ils avaient d’être aussi nombreux à chanter quand les jonquilles sauvages commençaient à fleurir. Le gypaète resta quelques jours chez son ami qui lui montra de belles sources d’eau ferrugineuse où Rackham alla se tremper la poitrine régulièrement; la belle teinte rouille qu’elle prit virait au rouge dans les rayons du soleil, s’accordant avec les deux cercles écarlates autour de ses yeux. Les petits moineaux de la vallée du Printemps Silencieux pépiaient hystériquement dans les buissons devant ce bel oiseau au plumage rougeoyant et à la barbiche noire qu’ils voyaient si rarement – d’après Bayou, le dernier gypaète de la vallée avait disparu une dizaine d’années auparavant, peu après l’extinction des chevreuils.
Rackham décida de rentrer chez lui par un autre chemin, pour découvrir d’autres paysages que celui des Rocheuses qu’il connaissait par cœur ; il s’engagea alors au-dessus des plaines habitées par les humains. Après plusieurs heures de vol où il ne vit que de vastes étendues de champs sans arbres ni haies, il atteignit un grand bidonville au milieu d’une plaine désertique ; une multitude de cabanes faites de planches et de tôles ondulées s’y entassaient dans un désordre indescriptible. Alors qu’il venait d’apercevoir les monticules d’une décharge à ciel ouvert, il se heurta de plein fouet dans un faisceau de fils barbelés ; une vive douleur le saisit au cou. Quand il reprit ses esprits, le gypaète découvrit devant lui un damier de villas blanches ; des terrasses panoramiques et des houppiers de palmiers dépassaient de leurs hauts murs, tandis que les pointes dorées de leurs grands portails d’entrée faisaient des clins d’œil au soleil. Rackham se rendit compte qu’il était pris dans des barbelés tendus au-dessus d’un immense mur de béton armé ; ce dernier s’étirait sur des kilomètres entre le bidonville qu’il venait de survoler et le quartier de villas qui s’étirait devant lui.
Il se sentit soudain saisi par des petites mains ; deux enfants débraillés, une fillette et un garçon, avaient grimpé sur une échelle pour tenter de le récupérer. Les enfants sursautèrent, hélés par un vieil homme accoudé à la fenêtre de sa cahute :
– Eh oh, les gamins ! Descendez de ce mur, si vous ne voulez pas vous faire trouer le cuir par les milices d’à côté !
A ces mots, les bambins descendirent prestement de l’échelle, le rapace dans leurs bras, et ils l’emportèrent en courant jusqu’à leur petite cabane de tôles ondulées. Aussitôt arrivés, ils étalèrent de l’argile sur la plaie de Rackham ; sa douleur soulagée, l’oiseau s’endormit bien vite sur les genoux de la fillette. Il fut tiré de son sommeil par la petite musique habituelle qui ouvrait chaque soir le journal télévisé. La présentatrice au tailleur gris habituelle faisait de grands gestes avec ses bras en montrant la carte du monde :
– Demain, la forte dépression de la crise persistera sur tout le pays, avec des températures inférieures aux normales saisonnières qui paralyseront l’activité économique et le plein emploi; nous devrons encore précariser et serrer les ceintures, en attendant, espérons-le, que la prospérité revienne avec un anticyclone plus clément. Des rafales d’attentats sont encore attendues en fin d’après-midi dans le Sud, placé en vigilance orange.
Bonne fête quand même aux Pascal et excellente soirée à tous sur notre antenne !
Le vautour sentit la main maigrelette de la fillette caresser sa tête ; son grand frère, qui s’était absenté quelques instants, revint bientôt en lui tendant un bol :
– Tiens mange, j’ai déterré quelques racines ; il en reste quelques-unes sous la caillasse du champ de l’oncle Tom.
Après avoir croqué deux, trois racines en faisant la moue, les enfants s’endormirent rapidement. Leurs petits ventres gonflés par la faim respiraient calmement, abandonnés au répit du sommeil. Au milieu la nuit, la porte de la cahute s’ouvrit lentement et trois hommes cagoulés pénétrèrent dans la pièce.
– Faites pas de bruit, mon frère et ma petite sœur dorment par terre près de la télé. Les explosifs sont dans le placard de la cuisine, allons-y !
Ils disparurent quelques secondes dans la pièce voisine ; avant de ressortir dehors précipitamment les bras chargés de paquet, l’un d’eux chuchota d’un ton excité :
– On va bien voir si leurs forteresses résistent ! S’ils croient qu’on a que des caillasses à leur jeter !
Au premier rayon du soleil qui se glissa entre les tôles ondulées, Rackham repensa soudain au vieux berger qui l’attendait ; il déposa près des enfants deux de ses belles plumes rouges pour les remercier, et sortit de la cahute discrètement. Il s’envola juste à temps pour échapper de justesse à un mendiant en guenilles assis près de la porte qui bondit sur lui. Rackham commençait à avoir une petite fringale et se mit à scruter les rues du bidonville ; il retrouva bientôt la décharge qu’il avait aperçue à l’aller, où il trouva quelques os à casser.
Une fois repu, il alla se toiletter en haut d’un poteau électrique ébouriffé de fils apparemment hors d’usage ; les gens affairés qui allaient et venaient dans les rues poussiéreuses ne prêtèrent pas attention à son vol plané de deux mètres et demi d’envergure qui descendit lentement au-dessus de leurs têtes. Deux hommes s’arrêtèrent pour fumer une cigarette au pied du poteau.
– T’as entendu pour l’attentat cette nuit dans les villas ?
– Oui encore un… Ils avaient annoncé des rafales d’attentats hier aux infos.
– Moi j’en ai marre de regarder ces annonces de rafales et hautes dépressions ; c’est tous les jours la même chose, ça va mal, et on ne peut rien changer, c’est comme ça ! Mais tu ne trouves pas que c’est un peu fort quand même : on commence à ne plus rien avoir à manger, mais ils disent que c’est la crise et qu’on doit se serrer la ceinture ; mais quand tu vois tous les excès qu’on laisse faire à côté !
– Wouais, c’est vrai…Oh mais de toutes façons, il n’y a plus beaucoup d’horizons…
Ils gardèrent le silence quelques instants en regardant la foule bigarrée s’agiter autour d’eux et tous ces visages qui n’avaient vraiment pas la tête à sourire.
Rackham décida de survoler les villas de l’autre côté du mur avant de continuer son chemin. Il vit les piscines, les porches et les grands jardins verdoyants qui s’épanouissaient à l’abri des murs sécurisés puis, plus loin, le grand casino du centre-ville et ses palaces ; plus loin encore, il découvrit des centaines d’hectares de prairies où broutaient des milliers de moutons au ventre rebondi. Derrière les palaces du centre-ville, il aperçut d’étranges monticules ; il se posa à proximité, et découvrit des monceaux de fruits et de légumes à peine entamés, mêlés à des kilos de restes de viandes. Rackham dénicha une belle cuisse de poulet dont il se délecta; le rapace n’en revenait pas, s’il avait su avant que les humains laissaient comme cela des tas d’aliments à peine croqués ! Il était surexcité à l’idée d’appeler tous ces amis gypaètes et vautours fauves qui crevaient la dalle dans les montagnes ; il n’y avait plus beaucoup de cadavres de chamois et d’autres chevreuils à se mettre dans le gosier; les hommes avaient tant et tant chassé qu’ils avaient presque disparu! Il ne restait pas non plus beaucoup de bergers comme le vieux Matiu pour faire transhumer leurs moutons dans les alpages ; la plupart restaient maintenant enfermés toute l’année dans d’immenses fermes d’élevage. Rackham devait filer chez son ami Bayou, mais il reviendrait dès que possible avec tous ses amis rapaces pour faire de ce grand gâchis des humains des villas le festin des vautours !
Alors qu’il s’apprêtait à prendre de l’altitude pour repasser par-dessus le haut mur de béton armé, une scène étrange l’intrigua : des hommes cravatés se tenaient droits comme des piquets sous un grand drapeau bleu blanc rouge agité par le vent ; ils écoutaient d’un air solennel l’un d’eux discourir face à des dizaines de caméras et de micros.
– Ce mur odieux n’a pas de nom, pas de visage, pas de parti ; il n’a pas été élu et pourtant il gouverne ! Ce mur HONTEUX – il le désigna d’un doigt accusateur, le regard brillant de sévérité – , ce mur qui divise les citoyens, appauvrit le plus grand nombre au profit d’une poignée, n’est pas digne de notre République !
Il se tourna vers les hommes cravatés qui l’entouraient :
– Mes chers ministres, nous nous engageons aujourd’hui solennellement devant le peuple qui nous a élus, qui a eu confiance en nous, à agir avec la plus grande détermination pour faire cesser cette honte !
Il marqua une pause pour se redresser de toute sa hauteur et regarder solennellement ses ministres :
– Je vous donne dès maintenant les pleins pouvoirs qu’il reste à l’Etat pour lui pisser à la raie.
Il y eut un battement de tambours, et les hommes cravatés se dirigèrent lentement au pied du mur, défirent leurs braguettes et se mirent à uriner la tête haute contre le béton armé. Le ministre du CAC et des GPII – les « Grands Projets Inutiles Imposés »-, le rigolo de la bande qui avait toujours des idées lumineuses pour sortir des rafales de crises, tenta même le scoop en essayant d’écrire en urinant « C’est une honte ! » ; malheureusement, son jet s’arrêta au u, mais l’image de sa savante pirouette fut tout de même reprise en boucle au JT pendant une semaine.
Quand Rackham arriva à la cabane Matiu, il fut surpris de retrouver le vieux berger aux quatre cents coups ; il s’exténuait depuis deux jours à transporter dans un grand sac à dos des kilos de boîtes de conserves jusqu’à une grotte située à cinq kilomètres de sa cabane au creux d’une falaise.
– Ici, je serai en sécurité ! dit-il en déposant son sac à l’entrée de la grotte. Avec ma réserve de conserves, je peux tenir pendant un mois ou deux, le temps que la catastrophe passe…
Il ôta son béret pour se gratter le crâne, et dit en soupirant :
– En espérant que ce ne sera LA fin du monde comme ils disent, qui emporte tout le monde en même temps, jusque dans le moindre recoin de la Terre !
Rackham n’oublia pas sa promesse d’appeler ses amis vautours pour le festin sur les monceaux d’aliments jetés; il survola ses vastes montagnes en poussant des cris aigus et fut bientôt suivi par des dizaines de vautours. Quand ils découvrirent le festin, ces derniers piaillèrent de joie et descendirent en flèche.
En voyant ces rapaces ensanglantés s’abattre parmi eux, les humains crurent voir la mort en personne ; le journal télévisé de la veille ne l’avait pas décrit précisément, mais il avait bien parlé d’une « grêle sanglante qui, selon les experts, s’abattrait pour annoncer la fin du monde » ; des cohortes d’humains armés de fusils et de canons affluèrent vers les monceaux d’aliments ; Rackham avait déjà croisé maintes fois la mine angoissée des hommes, mais là, leurs visages étaient horriblement crispés par un mélange de terreur et de haine ; ils criaient en levant leurs armes vers le ciel « Non à la mort ! Non à la fin du monde ! Oiseaux de malheur, c’est vous qui allez mourir !! » ; certains poussaient des cris horrifiés en montrant la poitrine rouge des gypaètes « C’est le sang des victimes de la Mort ; et regardez, leurs yeux rouges, ce sont les yeux du démon ! ». Ils ouvrirent le feu et exterminèrent les oiseaux ; seul Rackham réchappa de ce déferlement de folie.
Adage :
L’angoisse grandit et devient folie, à mesure que se transforme en habitude le renoncement à comprendre la cause des maux et à agir pour les contrer.
Epilogue heureux :
Rackham, pourchassé comme les derniers gypaètes par les cohortes autoproclamées « d’erradication de la mort qui tue », fut caché et nourri par une de ces bonnes âmes humaines résistantes à la folie. Il fallut attendre longtemps, et de nombreuses annonces de fin du monde, pour que des groupes d’humains rendus à la raison se mettent à restaurer les conditions de la vie sauvage des gypaètes barbus.
Le gypaète barbu et les rafales d’angoisse par Elina Batam, novembre 2012.