Un Philosophe de vingt ans.
( Il en est à foison, c’est aujourd’hui leur temps )
Dans un repas s’écrioit de la sorte :
De tous les animaux que le globe supporte,
L’homme , sans contredit, est le plus inhumain,
Le plus injuste et le plus sanguinaire.
Telle est sa dévorante faim,
Qu’il n’est rien de sacré pour sa dent meurtrière.
Quelle horreur ! un cadavre est un mets délicat ?
Ce ne sera jamais mon plat.
Ses compagnons le laissoient dire ,
Et malgré ses belles raisons,
Dévoroient à l’envi poulardes et pigeons.
Cependant l’un d’entr’eux lui repartit : j’admire
Vos beaux discours ; mais calmez-vous.
Il faut hurler avec les loups.
Si vous voulez vivre parmi les hommes.
Soyez aussi ce que nous sommes.
Puis lui donnant un pigeonneau,
Mangez, ajouta-t-il, ce succulent morceau?
Cessez d’être visionnaire :
A présent qu’il est mort, quel mal peut-on lui faire?
L’éloquence de l’orateur,
L’occasion , l’exemple ,
Peut-être même alléché par l’odeur,
Le philosophe le contemple…
Il se résout, et le mange en disant :
Quel mal avoit commis ce petit innocent?
Mais, ajoute le bon apôtre,
Il est façon de s’arranger;
Puisque l’on devoit le manger,
Tout autant vaut que ce soit moi qu’un autre.
Il y prit goût ; et dès ce four
Le sage devint un vautour.
Voilà comment le vice
Nous mène pas à pas tout droit au précipice.
Alerte , jouvenceaux,
Gardez-vous bien des premiers pigeonneaux.
“Le jeune Philosophe et ses Camarades”
- Jean-Espérance-Blandine de Laurencin – 1733 – 1812