Sébastien-Roch-Nicolas Chamfort
Commentaires et analyses : “Le Lion” par Chamfort, 1796.
- Le Lion.
V. 1. Sultan léopard autrefois.
C’est ici le lieu de développer une partie des idées que je n’ai fait qu’effleurer, à l’occasion de la fable du chien qui porte au col le dîner de son maître, et de celle de l’hirondelle et de l’araignée.
C’est certainement une idée très-ingénieuse d’avoir trouvé et saisi, dans le naturel et les habitudes des animaux, des rapports avec nos mœurs, pour en faire ou la peinture ou la satire : mais cette idée heureuse n’est pas exempte d’inconvénients, comme je l’ai déjà insinué. Cela vient de ce que le rapport de l’animal à l’homme est trop incomplet; et cette ressemblance imparfaite peut introduire de grandes erreurs dans la morale. Dans cette ; fable-ci, par exemple , il est clair que le renard a raison et est un très-bon ministre. Il est clair que sultan léopard devait étrangler le lionceau , non – seulement comme léopard d’Apologue , c’est-à-dire qui raisonne ; mais il le devait même comme sultan , vu que sa majesté léopard se devait tout entière au bonheur de ses peuples. C’est ce qui fut démontré peu de temps après. Que conclure de-là ? S’ensuit-il que , parmi les hommes, un monarque, orphelin, héritier d’un grand empire, doive être étranglé par un roi voisin , sous prétexte que cet orphelin, devenu majeur , sera peut-être un conquérant redoutable ? Machiavel dirait que oui ; la politique vulgaire balancerait peut-être ; mais la morale affirmerait que non. D’où vient cette différence entre sa majesté léoparde et cette autre majesté ? C’est que la première se trouve dans une nécessité physique, instante, évidente et incontestable d’étrangler l’orphelin pour l’intérêt de sa propre- sûreté : nécessité qui ne saurait avoir lieu pour l’autre monarque. C’est la mesure de cette nécessité , de l’effort qu’on fait pour s’y soustraire , de la douleur qu’on éprouve en s’y soumettant , qui devient la mesure du caractère moral, de l’homme , qui , plutôt que de s’y soumettre , consent à s’immoler lui-même ( en n’immolant toutefois que lui-même et non ceux dont le sort lui est confié , et s’élève par-là au plus haut degré de vertu auquel l’humanité puisse atteindre. On sent, d’après ces réflexions, combien il serait aisé d’abuser de l’Apologue de La Fontaine. On sent combien les méchants sont embarrassants pour la morale des bons. Ils nuisent à la société, non-seulement en leur qualité de médians, mais en empêchant les bons d’être aussi bons qu’ils le souhaiteraient , en forçant ceux-ci de mêler à leur bonté une prudence qui en gêne et qui en restreint l’usage ; et c’est ce qui a fait enfin qu’un recueil d’apologues doit presqu’autant contenir de leçons de sagesse que de préceptes de morale.
Proposez-vous d’avoir, le lion pour ami ,
Si vous voulez le laisser croître.
Ces deux derniers vers sont presque devenus proverbes. Il y en a deux autres, dans le cours de cet Apologue, que j’ai vu citer et appliquer à un très-méchant homme , qui était destiné à avoir de grands moyens de servir et de nuire, et qui avait lui moins le mérite d’être attaché à ses amis. Voici ces deux vers :
Ce sera le meilleur lion,
Pour ses amis , qui soit sur terre.
Mais les trois alliés du lion qui ne lui coûtent rien , son courage , sa force, avec sa vigilance, est une tournure d’un goût noble et grand, et presque oratoire. Aussi cela se dit-il dans le conseil du roi.