Pañchatantra ou fables de Bidpai
IX – Le Lion et le Lièvre
Au milieu d’une forêt habitait un lion nommé Bhâsouraka. Or ce lion, par suite de sa force excessive, ne cessait de tuer continuellement beaucoup de daims, de lièvres et d’autres animaux. Un jour tous les animaux de la forêt, daims, sangliers, buffles, gayals, lièvres, et cetera, se réunirent, allèrent vers lui et dirent : Seigneur, à quoi bon ce massacre inutile de tous les animaux, puisque même avec un seul animal vous êtes rassasié ? Faites donc une convention avec nous. A partir d’aujourd’hui, vous pouvez rester ici en repos, et chaque jour un animal viendra, suivant l’ordre d’espèce, pour être mangé par vous. De cette façon vous aurez néanmoins sans peine votre subsistance, et d’un autre côté nous ne serons pas exterminés. C’est là le devoir d’un roi, suivez-le donc. Et l’on dit :
Celui qui jouit de la royauté peu à peu et d’une manière profitable, comme le sage de l’élixir de vie, arrivera à la plus grande prospérité.
Un sol même âpre, quand il est remué selon le précepte et avec accompagnement de charmes, donne du fruit comme l’aranî donne du feu.
La protection accordée aux sujets est un excellent moyen d’augmenter son trésor de ciel ; l’oppression amène la perte de la vertu, le crime et l’infamie.
Un roi, comme un vacher, doit tirer peu à peu le lait de la richesse de ses sujets, pareils à des vaches, en les gardant et en les nourrissant ; qu’il subsiste d’une manière convenable.
Le souverain qui tue follement ses sujets comme des chèvres se satisfait une première fois, mais nullement une seconde fois.
Qu’un prince qui désire du fruit s’applique à soigner les hommes avec l’eau des présents, de la considération, et cetera, comme un jardinier ses jeunes pousses.
La lampe appelée roi, tout en tirant des sujets l’huile de la richesse, n’est vue par personne, à cause des qualités brillantes qui sont en elle.
On trait une vache dans le temps convenable, et on la soigne ; il en est de même des sujets : on arrose et on récolte la plante qui donne des fleurs et des fruits.
Une petite pousse née d’une semence, si elle est conservée avec soin, donne des fruits dans son temps ; il en est de même du monde, quand il est bien gouverné.
Or, grain, pierres précieuses, breuvages divers et aussi toute autre chose qu’a un roi, lui viennent des sujets.
Les rois qui font du bien au monde grandissent en prospérité ; quand ils ruinent le monde, ils vont à leur perte, sans aucun doute.
Lorsque Bhâsouraka eut entendu ce discours des animaux, il dit : Ah ! ce que vous dites est vrai. Mais si, pendant que je resterai en repos ici, il ne me vient pas toujours un animal, alors je vous dévorerai certainement tous. Puis les animaux promirent que oui, et, tranquilles, ils coururent sans crainte çà et là dans la forêt. Mais chaque jour un d’eux venait à son tour ; ou un vieux, ou un qui avait renoncé aux désirs de ce monde, ou un qui était dévoré de chagrin, ou un qui redoutait la perte de ses enfants et de sa femme, se présentait de parmi eux au milieu du jour, pour servir de pâture au lion. Or un jour, suivant l’ordre d’espèce, vint le jour du lièvre, et, bien qu’il ne le désirât pas, il fut envoyé par tous les animaux. Il alla très-lentement, dépassa le temps fixé, et, le cœur troublé, méditant un moyen de tuer le lion, il arriva à la fin du jour. Le lion, qui à cause du temps dépassé avait le gosier amaigri par la faim, était saisi de colère ; il léchait les coins de sa gueule et pensait : Ah ! demain matin il faut que je ne laisse pas un seul animal dans la forêt. Pendant qu’il réfléchissait ainsi, le lièvre, marchant très-lentement, s’inclina et s’arrêta devant lui. Or, quand le lion vit cet animal qui arrivait tard et qui en outre était plus petit que les autres animaux, il fut enflammé de colère et lui dit en menaçant : Hé, misérable lièvre ! toi qui es chétif, tu viens pourtant seul, et encore tu dépasses le temps fixé. A cause de cette injure, après que je t’aurai tué, j’exterminerai demain matin tous les animaux. Le lièvre s’inclina et dit humblement : Seigneur, ce n’est pas ma faute ni celle des autres animaux. Écoutez donc le motif. — Fais-le vite connaître, dit le lion, avant d’être entre mes dents. — Seigneur, répondit le lièvre, tous les animaux, sachant qu’aujourd’hui, suivant l’ordre d’espèce, c’était mon tour, à moi le plus petit, m’ont en conséquence envoyé avec cinq lièvres. Puis en chemin, comme je venais, un autre grand lion est sorti d’une caverne, et m’a dit : Hé ! où allez-vous ? Rappelez en votre mémoire votre divinité tutélaire. Alors j’ai répondu : Nous allons, en vertu d’une convention, auprès de notre maître, le lion Bhâsouraka, pour lui servir de pâture. Ensuite il a dit : Si c’est ainsi, eh bien, cette forêt m’appartient ; il faut que tous les animaux fassent aussi une convention avec moi. Ce Bhâsouraka ressemble à un voleur. Mais s’il est roi en ces lieux, laisse donc ici les quatre lièvres comme otages, va le chercher et reviens bien vite, afin que celui de nous deux qui par sa force sera roi mange tous les animaux. Puis sur son ordre je suis venu auprès de Sa Seigneurie. C’est là le motif pour lequel j’ai dépassé le temps fixé. Maintenant c’est à Sa Seigneurie d’ordonner.
Lorsque Bhâsouraka eut entendu cela, il dit : Mon cher, si c’est ainsi, montre-moi donc vite ce voleur de lion, afin que je décharge sur lui nia colère contre les animaux et que je revienne à moi-même. Et l’on dit :
Terre, ami et or sont les trois choses pour lesquelles on fait la guerre : s’il n’y a pas une seule de ces choses, il ne faut nullement la faire.
Là où il n’y a pas beaucoup de profit, là où il n’y a pas une victoire, celui qui est intelligent n’entreprendra ni ne fera la guerre.
Seigneur, dit le lièvre, cela est vrai. C’est à cause de leur terre et pour un outrage que les guerriers combattent. Mais ce lion habite une forteresse, et s’il sort de la forteresse il nous arrête. Ensuite, quand il reste dans une forteresse, un ennemi est difficile à vaincre. Et l’on dit :
Ce que les rois ne peuvent faire ni avec mille éléphants ni avec cent mille chevaux s’exécute au moyen d’une seule forteresse.
Un seul archer même, sur un rempart, résiste à cent : c’est pour cela que les hommes habiles dans la science de la politique recommandent la forteresse.
Jadis, d’après le conseil de Vrihaspati et par crainte d’Hiranyakasipou, Sakra bâtit une forteresse au moyen de l’habileté de Viswakarman.
Et il accorda cette grâce : Que le roi qui possède une forteresse soit victorieux ; qu’il y ait donc sur la terre des forteresses par milliers.
Comme un serpent qui n’a pas de dents et un éléphant qui n’a pas d’exsudation de rut, ainsi un roi qui est sans forteresse devient facile à soumettre pour tout le monde.
Quand Bhâsouraka eut entendu cela, il dit : Mon cher, quoique ce voleur demeure dans une forteresse, montre-le-moi, que je le tue. Car on dit :
Celui qui ne détruit pas un ennemi et une maladie dès qu’ils se montrent, est, quelque fort qu’il soit, tué par eux quand ils ont grandi.
Mais celui qui, après avoir considéré sa propre force, se livre à l’emportement de la fierté, peut, même seul, tuer ses ennemis, comme le descendant de Bhrigou tua les kchatriyas.
C’est vrai, dit le lièvre ; cependant j’ai vu qu’il est fort. II n’est donc pas convenable que Sa Seigneurie aille sans connaître sa force. Car on dit :
Celui qui, ne connaissant pas sa propre force ni celle de l’ennemi, s’empresse de marcher en face, va à sa perte comme la sauterelle dans le feu.
Celui qui, bien que fort, va pour tuer un ennemi d’une force supérieure, s’en revient humble comme un éléphant qui a les dents brisées.
Hé ! dit Bhâsouraka, que t’importe cela ? Montre-moi ce lion, quoiqu’il demeure dans une forteresse. — Si c’est ainsi, répondit le lièvre, que Sa Seigneurie vienne donc. Après avoir dit cela, il partit devant, et, arrivé à un puits, il dit à Bhâsouraka : Seigneur, qui est capable de résister à votre courage ? Car, dès qu’il vous a vu seulement de loin, ce voleur est entré dans sa forteresse. Venez donc, que je vous le montre.
Lorsque Bhâsouraka eut entendu cela, il dit : Mon cher, montre-moi vite la forteresse. Ensuite le lièvre lui montra le puits. Le sot lion, quand il vit au milieu du puits son image dans l’eau, poussa un rugissement ; puis par l’écho de ce rugissement un cri deux fois plus fort s’éleva du puits. En entendant ce cri, Bhâsouraka pensa : Ce lion est très-fort ; il se jeta sur lui et perdit la vie. Le lièvre eut le cœur content ; il réjouit tous les animaux, fut comblé par eux de louanges, et vécut heureux dans la forêt.
Voilà pourquoi je dis :
Celui qui a de l’intelligence a de la force ; mais le sot, d’où lui viendrait la force ? Dans une forêt, un lion fou d’orgueil fut tué par un lièvre.
Si donc tu me le dis, j’irai là et, par la force de mon intelligence, je les désunirai. — Mon cher, répondit Karataka, si c’est ainsi, que le bonheur t’accompagne en chemin ! Puisse la chose se faire selon ton désir !
Puis lorsque Damanaka vit Pingalaka séparé de Sandjtvaka, il profita de l’occasion, s’inclina et s’assit devant lui. Pingalaka lui dit : Mon cher, pourquoi y a-t-il longtemps que je ne t’ai vu ? — Sa Majesté, répondit Damanaka, n’a point besoin de nous ; c’est pour cela que je ne viens pas. Cependant, comme je vois la ruine des affaires du roi, mon cœur est tourmenté, et par inquiétude je suis venu de moi-même pour parler. Car on dit :
Qu’une chose soit agréable ou odieuse, heureuse ou malheureuse, on doit, même sans être interrogé, la dire à celui dont on ne désire pas la ruine.
Quand Pingalaka entendit ces paroles de Damanaka dites à dessein, il demanda : Que veux-tu dire ? Parle donc. — Sire, répondit le chacal, ce Sandjîvaka a des intentions malveillantes contre Votre Majesté. Comme j’ai gagné sa confiance, il m’a dit en secret : Hé, Damanaka ! j’ai vu la force et la faiblesse de ce Pingalaka. Je le tuerai donc, j’exercerai la souveraineté sur tous les animaux, et je te ferai ministre.
Lorsque Pingalaka entendit ces paroles terribles et pareilles au plus grand coup de foudre, il fut stupéfait et ne dit pas un seul mot. Damanaka, en le voyant dans cet état, pensa : Il est pourtant attaché d’affection à Sandjîvaka. Aussi avec ce ministre le roi trouvera certainement sa ruine. Et l’on dit :
Quand un roi fait un ministre seul maître dans son royaume, l’orgueil s’empare de ce ministre par suite de l’éblouissement qu’il éprouve, et par suite de l’orgueil il est chagrin de la condition de serviteur ; dès qu’il est chagrin, le désir de l’indépendance entre dans son cœur ; puis par le désir de l’indépendance il attente à la vie du souverain.
Que convient-il donc de faire ici ?
Pingalaka, après avoir en quelque sorte repris connaissance, dit au chacal : Damanaka, Sandjîvaka est cependant un serviteur qui m’est aussi cher que la vie. Comment peut-il avoir des intentions malveillantes contre moi ? — Majesté, répondit Damanaka, serviteur, non serviteur, cela peut s’entendre de bien des manières. Et l’on dit :
Il n’y a pas un homme qui ne désire la puissance des rois ; partout ce sont les faibles seulement qui servent le souverain.
Mon cher, dit Pingalaka, mes sentiments envers lui ne changent cependant pas. Et certes on dit ceci avec raison :
Qui n’aime pas son corps, quand même ce corps est vicié par une foule de maladies ? Lors même qu’il offense, celui qui nous est cher nous est toujours cher.
De là justement ce mal, répondit Damanaka. Et l’on dit :
L’homme sur lequel le souverain jette le plus les yeux, qu’il soit de basse ou de haute naissance, est le vase de la Fortune.
D’ailleurs, à cause de quelle excellente qualité le roi garde-t-il auprès de lui Sandjîvaka, bien qu’il n’ait aucun mérite ? Mais, Majesté, si vous pensez : il est de grande taille, avec lui je tuerai mes ennemis ; cela ne peut pas se faire avec lui, car il est mangeur d’herbe, tandis que les ennemis de Votre Majesté sont mangeurs de viande. Par conséquent la destruction de vos ennemis ne peut avoir lieu par son assistance. Il faut donc l’accuser et le tuer.
Pingalaka dit :
Celui dont on a dit auparavant dans une assemblée : il a du mérite, on ne doit pas l’accuser, si l’on craint de détruire son aveu.
De plus, je lui ai donné protection par ta parole. Par conséquent comment pourrai-je moi-même le tuer ? Sandjîvaka est donc de toute façon mon ami ; je n’ai -aucun ressentiment contre lui. Et l’on dit :
Ce Daitya qui tient de moi sa puissance ne doit pas périr par moi. L’arbre vénéneux même que l’on a fait croître, il n’est pas convenable de le couper soi-même.
Et ainsi :
Il ne faut pas dès le commencement accorder son affection à ceux qui ne sont pas affectionnés ; ou bien, si on la donne, il faut l’entretenir chaque jour. Renverser après avoir élevé, cela engendre la honte ; on n’a rien à craindre de la chute de ce qui est à terre.
Et ainsi :
Celui qui est bon envers ceux qui lui font du bien, quel mérite a-t-il dans sa bonté ? Celui qui est bon envers ceux qui lui font du mal, celui-là est appelé bon par les gens de bien.
Par conséquent, lors même qu’il aurait des intentions malveillantes, je ne dois pas faire acte d’hostilité contre lui. — Sire, dit Damanaka, ce n’est pas le devoir d’un roi de pardonner même à celui qui a des intentions malveillantes. Et l’on dit :
Celui qui ne tue pas un serviteur aussi riche que lui, aussi puissant que lui, intelligent, résolu et s’emparant de la moitié de la souveraineté, est tué.
En outre, par suite de votre amitié avec lui vous avez négligé tous les devoirs de roi. Par suite de votre négligence des devoirs de roi, tous vos serviteurs n’ont plus d’attachement pour vous. Car Sandjîvaka est un mangeur d’herbe ; vous et vos sujets vous êtes mangeurs de viande. Votre naturel même, si vous persistez dans cette conduite, paraît comme détourné du meurtre. Comment donc, si vous ne prenez aucune peine, vos sujets mangeront-ils de la viande ? En conséquence tous vos serviteurs mangeurs de viande vous abandonneront, vous qui n’en avez pas, et ils iront dans une autre forêt. Ensuite vous vous perdrez par votre liaison avec ce taureau, et vous n’irez plus jamais à la chasse. Et l’on dit :
Tels sont les serviteurs qui le servent et tels sont ceux qu’il aime, tel devient l’homme : cela n’est jamais douteux.
Et ainsi :
De l’eau qui est sur un fer chaud on ne connaît pas seulement le nom ; cette même eau, quand elle repose sur la feuille du lotus, brille sous forme de perle ; lorsque sous l’étoile Swâti elle tombe dans le ventre d’une huître à perle de l’Océan, elle devient perle : ordinairement, la plus haute, la moyenne ou la plus basse qualité résulte de la société que l’on fréquente.
Et ainsi :
Par la faute de la fréquentation des méchants les bons changent : à cause de sa liaison avec Douryodhana, Bhîchma alla voler une vache.
Pour cette raison les gens respectables évitent toute liaison avec les gens méprisables. Et l’on dit :
Il ne faut pas donner asile à celui dont on ne connaît pas le caractère. Par la faute d’une puce Mandavisarpinî fut tué.
Comment cela ? dit Pingalaka. Le chacal dit :
- Panchatantra 9