On raconte que le lion, ayant résolu un jour de voyager, convoqua tous les animaux pour leur déclarer son projet; et, comme d’ailleurs il ne comptoit pas revenir de sitôt, il leur permit même de se choisir un roi à sa place. Tous répondirent d’abord que sur un choix si difficile ils ne s’en rapporteraient qu’à lui seul; et, en conséquence, ils le prièrent de chercher dans sa noble famille quelqu’un qui fût digne d’être son successeur, Je ne me suis point donné d’héritier, répondit-il, je laisse le trône vacant, placez-y qui vous plaira. »
D’après ce consentement les animaux prirent jour pour se donner un maître. Ils choisirent le loup et vinrent demander pour lui l’agrément de leur ancien monarque. « J’approuve votre élection, dit celui-ci. Votre nouveau roi est actif, hardi, entreprenant, et je ne desirerois à son courage et à son caractère qu’un peu plus de franchise et de loyauté. Prenez garde seule-ment qu’il ne se donne quelque traître pour conseiller. Si, par exemple, il alloit prendre le renard, ce seroient deux méchants ensemble, et alors vous auriez tout à craindre. J’appréhende encore, je l’avouerai, qu’il ne puisse pas commandera sa gloutonnerie. Voulez-vous suivre un bon conseil? Faites-lui promettre que tant qu’il sera roi il ne mangera chair d’animal vivant, et ne lui prêtez serment d’obéissance que quand il aura, le premier, prêté celui-là. »
L’avis fut exécuté. Le loup fit sans scrupule tous les serments qu’on voulut, parce qu’il espéroit bien les rompre impunément lorsqu’il seroit le plus-fort. En effet, il ne vit pas plus tôt son autorité assurée et son prédécesseur parti qu’il voulut manger de la chair. Cependant, afin de ne pas trop effaroucher les esprits, il employa la ruse, et la sienne fut telle qu’elle eut l’apparence de la justice.
Il appela donc la brebis et lui demanda, sur la foi qu’elle lui devoit comme sujette, s’il étoit vrai, ainsi qu’on le prétendoit, qu’il eût l’haleine forte. Celle-ci, trop bête pour soupçonner le piège qu’on lui tendoit, convint avec franchise que la bouche du sire exhatoit une odeur capable de suffoquer. Lui aussitôt, avec l’apparence de la colère, convoque ses barons. Il leur demande quel traitement mérite celui qui a fait honte et insulte à son seigneur. Tous opinent à la mort; et à l’instant il fait égorger la brebis et la mange, après en avoir cependant distribué quelques morceaux aux juges pour les intéresser à sa félonie.
Quelques jours après, lorsque la brebis fut entièrement consommée, il manda le chevreuil et lui fit la même question qu’à l’autre. Ce dernier, que l’aventure du porte-laine avoit rendu circonspect, donna dans l’extrémité opposée; il assura le prince qu’il n’y avoit roses, parfums ni aromates qui, pour la douceur, approchassent de son haleine. D’après une flatterie aussi grossière, nouveau conseil pour savoir comment devoit être puni le sujet qui avoit menti impudemment à son souverain : nouvel arrêt de mort, par conséquent,et nouvelle victime.
Peu après, le loup, en se promenant, aperçut un gros singe dont il eut envie. Il le questionna aussi sur son haleine, comme les deux premiers; mais le drôle étoit plus fin qu’eux. Il répondit adroitement qu’elle ressemblât à celle de mille autres; c’est-à-dire qu’il ne la trouvoit ni douce ni forte. La réponse étoit adroite; il n’y avoit pas là de quoi traduire en jugement : aussi le tyran fut-il embarrassé. Voici ce qu’il imagina.
Il se mit au lit, se dit malade, se plaignit d’un dégoût général et envoya chercher des médecins. Ceux-ci lui demandèrent s’il n’y auroit pas quelque chose qui pût le ragoûter. a Non, répondit-il. J’ai bien, il est vrai, une envie démesurée de manger du singe; mais je sais aussi le serment que j’ai fait en montant sur le trône, et j’ai la conscience trop délicate pour y manquer. » Les médecins, comme vous pouvez croire, s’empressèrent de rassurer cette âme si timorée. A les entendre, tout devenoit juste quand il s’agissoit de conserver une tète si chère. Enfin ils représentèrent que le roi avoit promis seulement de ne point manger de chair vivante, mais que son serment ne regard oit point la chair morte. Ainsi il n’y avoit, selon eux,qu’à tuer le singe, et les scrupules du sire n’avoient plus de fondement.
Ces scrupules n’étoient pas bien considérables , car il étrangla lui-même l’animal et le mangea aussitôt. Ce n’est pas tout. Enhardi par ces criminelles complaisances, il devint de jour en jour plus entreprenant. Bientôt il ne connut plus de frein, et pendant tout le temps qu’il régna il ne cessa de dévorer sans honte ses sujets, toutes les fois que la faim lui en demanda quelqu’un.
On doit bien se garder de se donner pour seigneur un homme méchant, car rien ne pourra l’arrêter et il traitera ses sujets comme le loup traita les siens.
“Le Loup devenu Roi”