Le fort peut écraser le faible sans défense ;
Mais il ne prescrit pas contre la Providence,
Qui venge tôt ou tard les droits de l’innocence.
On sait presque le nom du Loup qui prit l’Agneau ;
Qui n’en a pas frémi dans son enfance ?
Ce Loup qui, de vingt pas en amont du ruisseau,
Injuste, atroce et plein de malveillance,
Prétendait que ce pauvre Agneau
Le gênait et troublait son eau ;
Qu’il médisait de lui, même avant sa naissance ;
Que son frère, il n’en avait pas,
L’avait blessé d’un coup de langue ;
Enfin d’absurdités farcissant sa harangue,
Et terminant tout ce fatras
A la façon des mauvais gars,
En l’empoignant par l’épine dorsale !
Cette audace lui fut fatale :
On l’aperçut, et le village entier,
Se rassemblant pour une traque immense,
Résolut de bloquer ce hardi flibustier ;
Mais le rusé, rempli de prévoyance,
S’apercevant qu’on tourne la forêt,
Se met à jouer du jarret,
Si bel et si bien qu’il se flatte
De ne laisser que son fumet,
Quand il est tout à coup arrêté par la patte !
Qu’on imagine sa douleur :
Garibaldi montra moins de fureur.
Déjà, pour mieux courir, il a lâché sa proie,
Et jusqu’à lui viennent les cris de joie
De-ceux qui retrouvent l’Agneau,
Blessé, tremblant, mais plein de vie.
Il entend, à deux pas, les dogues en furie,
Qui vont lui déchirer la peau,
Les cris de mort que l’on profère,
Du cercle étroit, qui toujours se resserre,
Les sinistres clameurs et les bruyants holà,
Enfin cent voix criant à la fois : «Le voilà ! »
Les uns pour lui veulent une mort lente,
Et d’autres qu’elle soit cruelle et violente.
Tandis qu’ainsi sa vie est à l’enjeu,
Ce garnement, se rassurant un peu,
Se met à prendre la parole ;
Mais, chose infiniment plus drôle !
C’est qu’ayant lu certains journaux,
Il prétend fléchir ses bourreaux,
Non pas en arguant de sa faim dévorante,
C’est-à-dire en plaidant
La circonstance atténuante ;
Mais en argumentant
Sur la base bien chancelante
Des principes du droit nouveau,
Dont il s’est bourré le cerveau.
« La raison du plus fort est toujours la meilleure ;
Voilà ce qu’on apprend, dit-il, de très-bonne heure.
Or, j’ai pour moi la force, et j’avais le succès,
Partant tout ce qu’il faut pour gagner mon procès.
Le fort a droit d’user de sa puissance ;
Dès lors le faible a tort de faire résistance.
Ce droit est clair et sans repli ;
Il a son complément dans le fait accompli.
Pas d’intervention dans l’éternelle guerre
Qui règne entre les loups et la gent moutonnière.
C’est la nationalité
Qui met, d’une façon légitime et normale,
Nos races en hostilité.
Quand la mâchoire est inégale
Et la force d’un seul côté,
On parle en vain d’entente cordiale ;
C’est un fait inconnu dans l’animalité.
Partant du point que je signale,
Je réclame l’Agneau : le gaillard est à moi,
Bien plus évidemment que tel peuple à tel roi ;
Car enfin l’ai-je pris en traître
Quand j’ai prétendu l’annexer ?
Est-ce en ami qu’on m’a vu m’avancer
Comme pour le défendre, et puis m’en rendre maître ?
Je proteste ! Pourquoi, sur le point d’en finir,
D’unifier, de m’en repaître,
Vous mêlez-vous d’intervenir ?»
Des traqueurs essoufflés, le bon sens populaire
Ne comprit rien à ce vocabulaire.
De toute part il lui fut répondu :
« Assassin et voleur, on doit être pendu ;
Voilà la loi : donc, par la jugulaire,
Assassin et voleur, tu seras suspendu. »
“Le Loup et l’Agneau”