Messire Loup à jeun découvrant un Agneau
Qui se désalteroit dans un petit ruisseau,
Y courut, & tançant la douce créature,
Est-ce, dit-il, en élevant la voix,
Est-ce, coquin, pour me faire une injure
Que tu prétends ainsi troubler l’eau que je bois !
Seigneur, répond l’Agneau, je vous croyois aux bois,
Et conjure votre excellence
De me pardonner cette offense.
Oh, oh ! reprit le Loup, tu fais le beau parleur !
Et je te reconnois pour un petit railleur,
Cela te sied fort mal ; mais, quoi ! n’as-tu pas honte
Des propos que tu tins l’an passé sur mon compte :
Ah ! Seigneur, je n’étois pas né,
Repart l’Agneau, fort étonné,
Et suis bien loin d’avoir cet âge :
C’est être un menteur obstiné
De me tenir pareil langage,
Repliqua sur le champ l’animal plein de rage,
Tu veux m’en imposer, & te moques de moi ;
D’ailleurs si ce n’étoit pas toi,
C’étoit donc ton insolent frere ?
Je n’en ai point. Eh bien ou ton pere ou ta mere,
Et puisqu’enfin ils ne m’épargnent pas,
Il faut qu’en dépit d’eux je fasse un bon repas,
Comme il le fit. —
Souvent une injuste puissance
Opprime ainsi la plus pure innocence.
“Le Loup et l’Agneau “
Le Loup et l’Agneau, par La Fontaine
La raison du plus fort est toujours la meilleure :
Nous l’allons montrer tout à l’heure.
Un Agneau se désaltérait
Dans le courant d’une onde pure.
Un Loup survient à jeun qui cherchait aventure,
Et que la faim en ces lieux attirait.
Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage ?
Dit cet animal plein de rage :
Tu seras châtié de ta témérité.
– Sire, répond l’Agneau, que votre Majesté
Ne se mette pas en colère ;
Mais plutôt qu’elle considère
Que je me vas désaltérant
Dans le courant,
Plus de vingt pas au-dessous d’Elle,
Et que par conséquent, en aucune façon,
Je ne puis troubler sa boisson.
– Tu la troubles, reprit cette bête cruelle,
Et je sais que de moi tu médis l’an passé.
– Comment l’aurais-je fait si je n’étais pas né ?
Reprit l’Agneau, je tette encor ma mère.
– Si ce n’est toi, c’est donc ton frère.
– Je n’en ai point. – C’est donc quelqu’un des tiens :
Car vous ne m’épargnez guère,
Vous, vos bergers, et vos chiens.
On me l’a dit : il faut que je me venge.
Là-dessus, au fond des forêts
Le Loup l’emporte, et puis le mange,
Sans autre forme de procès.