Un Loup rempli d’humanité
(S’il en est de tels dans le monde)
Fit un jour sur sa cruauté,
Quoiqu’il ne l’exerçât que par nécessité,
Une réflexion profonde.
Je suis haï, dit-il, et de qui ? De chacun.
Le Loup est l’ennemi commun :
Chiens, chasseurs, villageois, s’assemblent pour sa perte.
Jupiter est là-haut étourdi de leurs cris ;
C’est par là que de loups l’Angleterre est déserte :
On y mit notre tête à prix.
Il n’est hobereau qui ne fasse
Contre nous tels bans publier ;
Il n’est marmot osant crier
Que du Loup aussitôt sa mère ne menace.
Le tout pour un Ane rogneux,
Pour un Mouton pourri, pour quelque Chien hargneux,
Dont j’aurai passé mon envie.
Et bien, ne mangeons plus de chose ayant eu vie ;
Paissons l’herbe, broutons ; mourons de faim plutôt.
Est-ce une chose si cruelle ?
Vaut-il mieux s’attirer la haine universelle ?
Disant ces mots il vit des Bergers pour leur rôt
Mangeants un agneau cuit en broche.
Oh, oh, dit-il, je me reproche
Le sang de cette gent. Voilà ses gardiens
S’en repaissants, eux et leurs chiens ;
Et moi, Loup, j’en ferai scrupule ?
Non, par tous les Dieux. Non. Je serais ridicule.
Thibaut l’agnelet passera
Sans qu’à la broche je le mette ;
Et non seulement lui, mais la mère qu’il tette,
Et le père qui l’engendra.
Ce Loup avait raison. Est-il dit qu’on nous voie
Faire festin de toute proie,
Manger les animaux, et nous les réduirons
Aux mets de l’âge d’or autant que nous pourrons ?
Ils n’auront ni croc ni marmite ?
Bergers, bergers, le loup n’a tort
Que quand il n’est pas le plus fort :
Voulez-vous qu’il vive en ermite ?
Analyses de Chamfort – 1796.
V. 2. (S’il en est de tels dans le monde.)
Ce mot seul fait la critique de cet Apologue. Les meilleures fables sont celles où les animaux sont peints dans leur naturel, avec les goûts et les habitudes qui naissent de leur organisation. Ésope, dont cette fable est imitée , a su éviter ce défaut en employant d’ailleurs une brièveté préférable aux ornements de La Fontaine. Voici la fable d’Ésope :
« Un loup passant près de la cabane de quelques bergers, les vit mangéant un mouton. IL leur cria: Que ne diriez-vous point si j’en faisais autant ? »
Il est évident que cet Apologue vaut mieux que celui du fabuliste français.
V. 10. …. De loups l’Angleterre est déserte.
Même faute que celle qui a été notée dans la fable de la tortue , sur le mot Amérique.
V. 24. Mangeans un agneau cuit en broche.
Quel résultat moral peut-on tirer de-là ? car, comme a dit La Fontaine lui-même:
Sans cela toute fable est un œuvre imparfait.
J’en vois quelques traits confus, comme, par exemple, que nombre d’hommes se permettent ce qu’ils interdisent aux autres, l’effet de leurs discours anéanti par leurs actions; mais cela ne vaut guère la peine d’être dit. D’un autre côté , il faut que l’action soit mauvaise; et La Fontaine veut-il établir que c’est très-mal fait de manger les moutons ? tout cela me parait vague et dénué d’objet. “Le Loup et les Bergers”