Un haut baron du matin jusqu’au soir,
Courait le cerf dans son vaste domaine,
Et sans pitié laissait la châtelaine
Seule et bâillant au fond de son manoir.
Du jeune moine au teint brun, à l’œil noir,
Pour diriger le salut de son âme,
Deux fois par jour venait près de la dame,
Et tous les deux priaient avec ferveur,
Mais à huis-clos, la mère du Sauveur
De rendre enfin le baron sédentaire
Et son logis un peu moins solitaire.
Lorsque des bois la chasse revenait,
A son couvent le moine retournait.
Ce tête-à-tête édifiant et sage
Dans le château scandalisait un page
Qui, follement de la baronne épris,
N’en recevait que froideur et mépris.
Pour se venger d’une beauté rebelle,
L’occasion lui parut prompte et belle ;
Et sans tarder au seigneur châtelain,
De sa nature à la colère enclin,
Il dévoila cet innocent mystère,
Et quand le moine au prochain monastère
S’en retournait, un rosaire à la main,
Le haut baron, posté sur son chemin.
Sans nul discours, et sans réfléchir comme
La haute cour entendrait sa raison,
Croyant venger l’honneur de sa maison,
D’un coup de lance enfila le saint homme ;
Lequel, puni d’une bonne action,
Mourut sur l’heure et sans confession.
Dans le pays la rumeur fut étrange,
Car le défunt y passait pour un ange
Qui, sous le froc d’un capucin fervent,
Avait daigné descendre en un couvent.
Au même instant qu’il se mettait à table,
L’évêque, instruit du crime détestable,
Par le courroux se laissant entraîner,
Le croira-t-on ? oublia son dîner ;
Et de surprise et d’horreur, pâle et blême,
Soudain lança le terrible anathème
Qui retranchait du nombre des élus
Le meurtrier, sans nul retour exclus
Des saints pardons, des pleines indulgences,
Des sacrements et des bienfaits divers,
Qu’à juste droit l’Église à tout pervers
Doit retirer au jour de ses vengeances.
Le bruit fatal, aussitôt répandu,
Glace d’horreur une foule interdite ;
Varlets, piqueurs, chacun fuit éperdu
Du châtelain la personne maudite.
Le malin page, auteur du désarroi,
Riait tout bas de ce commun effroi,
Et galamment propose à la baronne,
Que de l’enfer la terreur environne,
De la conduire en un moutier voisin,
Bâti jadis pour un chef sarrasin,
Qui se flattait de résider en France,
Lorsque Martel, trompant son espérance,
Devers les lieux où s’élève Poitiers,
Occit des siens les bataillons entiers.
Le page donc et en trousse la belle
Sur une mule, et détale avec elle,
Figurez-vous dans son château désert
Notre baron et sa piteuse naine.
Nul serviteur pour mettre son couvert ;
Nul marmiton pour faire sa cuisine.
De tout plaisir, de tout secours prive,
Donnant au diable et le page et le moine,
Il prie en vain son patron saint Antoine :
Le saint est sourd aux vœux d’un réprouvé.
Quelques moments, si de son hermitage
Il sort et va faire un tour de village,
Frappé de crainte et non pas de respect,
Chacun se signe à son funeste aspect ;
Et tous criant : Que le diable l’emporte !
Dans leur maison dont ils ferment la porte,
Vont se cacher, comme si d’un lépreux
Ils avaient vu les traits cadavéreux.
Le pauvre hère à cet accueil maussade
Interrompait bientôt sa promenade,
Et tout pantois s’en retournait chez lui
Sécher de faim presque autant que d’ennui.
Un certain soir que, suivant sa coutume,
De son malheur déplorant l’amertume,
Il maudissait l’anathème cruel,
Qui lui fermait et la terre et le ciel ;
Un inconnu d’une taille imposante
A ses regards tout-à-coup se présente :
De ses yeux noirs le feu semble jaillir ;
Le châtelain, bien qu’il fût assez brave,
Ne peut le voir sans d’horreur tressaillir ;
Mais l’inconnu d’une voix forte et grave :
«Dans ce château tu ne m’attendais pas ;
«Lorsque chacun tremble au bruit de tes pas,
«Lorsqu’à l’égal de la peste on t’évite,
«Le diable seul peut te rendre visite,
« – Et tu le vois.»
LE BARON.
«- Je suis perdu !»
LE DIABLE.
«- Poltron!»
«N’es-tu donc plus ce terrible baron
«Qui bravement fis tomber sous ta lance
«Un capucin tout bouffi d’insolence.
«Ce maudit moine avec ses beaux discours
«Ses oraisons, ses longues homélies,
«Convertissait; et des femmes jolies
«Fermait l’oreille à la vois des amours.
« A me narguer il n’était point novice ;
«En l’immolant tu m’as rendu service,
«Et loin qu’ici je vienne t’étrangler,
«De mes bienfaits je songe à t’accabler.
«Veux-tu mener une joyeuse vie,
«Courir le cerf, le daim, le sanglier,
«Ou bien combattre en digne chevalier?
«Parle, et d’un mot je comble ton envie. »
LE BARON.
««Quoi! je pourrais, malgré son interdit,
«Faire enrager notre évêque maudit;
«De mes vassaux affronter la cohue,
«Chasser encore et huer qui me hue! »
LE DIABLE.
«Je te l’ai dit. De toi dépend ton sort :
«Jouis trente ans, et quand tu seras mort,
«Il est un prix qu’à mon tour je réclame,
«Un prix bien mince. »
LE BARON.
« Et quel est-il? »
LE DIABLE.
«Ton âme. »
LE BARON.
«Un tel marché serait un peu trop fou,
«Je n’en veux pas. »
LE DIABLE.
«Eh bien! sois Loup-Garou.»
Le diable alors pousse un éclat de rire.
Sur le baron souffle et puis se retire.
Un châtelain en bête transformé ! !…
Le fait est sûr quoique peu vraisemblable :
Chacun sait bien qu’un livre renommé
Fait mention d’un changement semblable,
Et que jadis Nabuchodonosor,
Ce roi des rois qui, sur un trône d’or,
A ses genoux contemplait l’Assyrie,
Brouta sept ans l’herbe de la prairie.
De ses pareils déjà prenant les goûts,
Le Loup-Garou de fabrique nouvelle
Grince des dents, et, les yeux en courroux,
Fuit vers les bois où son destin l’appelle.
Comme il courait, au détour d’un sentier
Que sur deux rangs ombrage l’églantier,
Il voit un homme au maintien romantique,
Au regard vague, aux cheveux hérissés,
Qui mugissait d’un poème gothique
Les vers obscurs follement entassés.
Le Loup-Garou, croquant son corps étique,
Fait maigre chère, et sans trop s’affliger
Cherche plus loin à se dédommager ;
Il aperçoit alors sur son passage
Un vavasseur bien dodu, bien replet :
« Bon ! se dit-il, un tel morceau me plaît. »
Puis, se jetant sur le gras personnage,
Il rend ainsi son déjeuner complet.
Et cependant la faim qui le dévore
D’un tel repas semble s’accroître encore,
Lorsque Satan, jaloux de l’obliger,
A ses regards offre un jeune berger
Et trois béliers à la tête hautaine
Qu’il ramenait d’une foire lointaine.
Les trois béliers et le pâtre investis,
Ont disparu dans sa gueule engloutis.
Les jours suivants il fit ample curée
D’un procureur, fléau de la contrée,
Et dont le zèle, à ses clients fatal,
Les envoyait tout droit à l’hôpital ;
D’un châtelain, grand amateur de filles
Qu’il enlevait du sein de leurs familles,
Brutal, ivrogne, et courant en tout lieu,
Piller le bien des serviteurs de Dieu ;
De trois Ventrus, monarchiques tartufes,
Votant des lois au prix de force truffes ;
D’un vieux cafard, aux discours pleins de miel,
Avec ferveur sollicitant le ciel
De conserver, pour le salut des ames,
Et la torture, et la roue, et les flammes ;
D’un collecteur des contributions,
Toujours le sac plein de sommations,
Et saisissant la dernière escabelle
Du laboureur mis à sec par la grêle.
Notre baron, dans sa voracité,
Montrait au moins quelque sagacité :
Les Loups-Garoux de l’époque où nous sommes,
Mangent sans choix et l’argent et les hommes.
Dans le pays, bientôt on ne parla
Que des méfaits de la méchante bête ;
Plus d’un chasseur avec son arbalète,
Pour la combattre à sa rencontre alla.
Mais sa prudence égalait son audace ;
Au moindre bruit, prompte comme le vent,
Elle fuyait, et le sable mouvant
De ses longs pieds ne gardait point la trace.
Ce fut en vain que, pour l’exterminer,
Tous les hameaux se levèrent en masses.
On pouvait bien de loin l’examiner,
Mais la férir n’était pas chose aisée.
Tant et si bien que la bête rusée,
Malgré tous ceux qui poursuivaient ses pas,
Faisait par jour ses quatre ou cinq repas.
Or, il advint que, dans sa course errante,
Il arriva tout auprès d’un ruisseau
Qui promenait la fraîcheur de son eau
Sous les replis d’une voûte odorante.
En cet endroit pittoresque et riant.
Un beau jeune homme, une femme, un enfant,
Étaient assis sur la verte pelouse…
Il reconnaît le page et son épouse ;
Mais le bambin, âgé de quelques mois,
Frappe ses jeux pour la première fois.
Le Loup-Garou, sans tarder davantage,
D’un bond furtif se jette sur le page ;
Et sans mâcher, l’avale en un instant.
A la baronne il en eût fait autant,
Si, descendu de la sphère céleste,
Le capucin qu’il avait immolé
N’eût mis obstacle à ce trépas funeste :
Il apparaît de rayons étoilé,
Et de sa barbe et de sa chevelure
Au loin s’exhale une odeur sainte et pure.
Puis s’adressant au monstre intimidé :
«D’un œil clément le ciel t’a regardé ;
«Ta pénitence a fléchi sa colère,
«Et d’un beau trait tu reçois le salaire ;
«Car de ton ame, au diable tout confus,
«Tu fis naguère essuyer le refus ;
«Mais guéris-toi de cette frénésie
«Que les mortels appellent jalousie.
«Dans cet enfant le page n’est pour rien.
«Il est à toi. Pieuse autant que belle,
«A ses devoirs ta compagne est fidèle ;
«Reprends ta forme et vis en bon chrétien. »
Il dit, nasille une courte prière,
Et bénissant la bête meurtrière,
Du goupillon qu’il tenait à la main,
Trois fois l’asperge et disparaît soudain.
L’ex-Loup-Garou sur ses pieds se redresse,
Marche à sa femme et sur son cœur la presse,
Lui promettant de fêter sans regrets
Soir et matin ses pudiques attraits ;
Par procédé, deux fois même il embrasse
Le marmouset qu’on prétend de sa race.
Dans son château le voilà de retour ;
Il fait sonner le beffroi de la tour,
Et les voisins qu’à sa table il régale,
Admirent tous sa pompe sans égale.
Durant un mois les jeux et les plaisirs
Dans le manoir charmèrent ses loisirs.
Mais le baron n’était point à son aise :
Maint souvenir l’importune et lui pèse ;
Il songe encore aux massacres nombreux
Qu’il a commis en ces jours désastreux
Où Belzébuth, trompé dans son attente,
L’enveloppa d’une peau dégoûtante.
Que si, parfois, il attache les yeux
Sur le marmot, habitant de ces lieux,
Certain soupçon, élevé dans son ame,
Compromettait la vertu de dame.
Pour se calmer il forme le dessein
De s’acquitter envers le capucin.
En son honneur il fonde un monastère,
En établit la discipline austère ;
Puis, désirant d’expier tous ses torts,
Et d’en finir avec tous ses remords,
De sa demeure abandonnant l’enceinte,
Il s’arme, il part, va dans la Terre-Sainte
Où l’Homme-Dieu jadis a succombé ;
Mais pour veiller au salut de sa femme
Et la revoir plus digne de sa flamme,
Il la confie aux seins du père Abbé.
“Le Loup-garou”