Louis-François Jauffret
Littérateur, fabuliste XVIIIº – Le Loup, le Bouc, et les deux Chiens
Un Bouc très-imprudent, quoiqu’on dût être sage
Quand on a, comme lui , longue barbe au menton,
Venait de s’égarer dans tin vallon sauvage.
Un Loup, goguenard et glouton,
Le rencontre sur son passage.
Alte-là, sire Bouc ! on ne va pas plus loin.
J’honore infiniment ta majesté barbue ;
Mais, j’en prends ce bois à témoin ,
Ta personne m’est dévolue.
Heureusement pour toi, j’ai modéré ma faim.
A dîner j’ai fait bonne chère ;
J’ai mangé la moitié d’un daim ,
Et je suis gai quand je digère.
Causons ensemble, si tu veux ;
Ou danse, si tu l’aimes mieux.
Ainsi que le berger Tityre ,
Je vais sur ce gazon m’étendre mollement
Tes entrechats me feront rire :
Un Bouc doit, en s’évertuant,
Danser aussi bien qu’un Satyre.
Je danse , mais ce n’est qu’au son du flageolet ,
Dit le Bouc ; j’en vois un qu’on a , par aventure ,
Oublié là sur la verdure :
Jouez ; je danserai, puisque cela vous plaît.
Après tout s’il faut que je meure,
De quoi me servirait un discours impuissant ?
Le cygne , à ce qu’on dit, chante à sa dernière heure,
Moi, je veux mourir en dansant.
Bien ! repartit le Loup ; je vais, à ta prière ,
Jouer du flageolet pour la première fois.
Il saisit l’instrument , et, se donnant carrière,
D’un sifflement aigu fait retentir les bois.
Le Bouc, se relevant sur ses pieds de derrière ,
Tantôt saute en avant, tantôt saute en arrière ,
Croisant et variant ses pas,
Pour retarder d’autant l’instant de son trépas.
Mais voici bien une autre affaire !
Les deux Chiens du berger , qui battaient le pays,
Font leur entrée au bal, par le fifre avertis.
Le Loup ménétrier détale , prend la fuite ;
Mais le vaillant César et l’agile Castor,
Volant tous deux a sa poursuite,
L’atteignent aussitôt Quand on digère encor,
On ne peut pas courir bien vite.
Au rire , pour lui seul, succédèrent les pleurs ;
Il succombait déjà sous la dent des vainqueurs ,
Quand le Bouc , accourant en toute diligence,
Voulut que , sous les yeux de ses libérateurs,
Le mourant avec lui fit une contre-danse.
Les tyrans ont toujours un misérable sort ;
Des faibles, tôt ou tard, le ciel prend la défense
Et le méchant, sans qu’il y pense,
Est souvent ici-bas l’artisan de sa mort.
Louis-François Jauffret