Un lunetier, marchand forain,
Venait de déballer au milieu d’un village
Les trésors de son magasin,
Et de nombreux chalands, comme un bruyant essaim,
S’abattaient sur son étalage,
Quand dans les airs on vint à découvrir
Sur les flancs cotonneux d’un transparent nuage,
Un objet que les yeux ne pouvaient définir.
Pour lui trouver un nom la foule s’ingénie.
Chacun se hâte d’essayer
La lunette qu’il a choisie,
La braque sur la nue ; et le premier s’écrie :
” O miracle ! c’est un bélier !
— Un bélier dans les airs! tu nous la donnes belle,
Lui répond son voisin; c’est une tourterelle.
— Vous vous trompez tous deux, ma foi , c’est un chevreuil,
Réplique a l’instant un troisième;
Je le tiens au bout de mon œil.
— C’est un âne, dit l’autre.— Allons ! fait un cinquième.
Tu n’es donc qu’un âne toi-même;
C’est un magnifique bouvreuil. »
Et là-dessus on se querelle.
Les démentis, les mots injurieux,
Jurons et coups de poing tombent comme la grêle.
Chacun soutient son dire en furieux.
Enfants et femmes, tout s’en mêle.
Eh ! d’où naît ce débat? D’un petit cerf-volant
Qui, durant tout ce brait, vient tomber sur leurs têtes;
Mais, comme dans le ciel ils retrouvent leurs bêtes
(Qu’avait dessiné le marchand
Sur les verres de ses lunettes),
Le cerf-volant, tombé sur ce peuple de fous,
Sans en convaincre un seul, les eût écrasés tous.
De sa lunette aucun ne se méfie ;
Chacun à son voisin rendant le démenti,
Au péril même de sa vie
Soutiendrait l’animal dans son cerveau blotti.
N’en riez pas, Messieurs du monde politique,
Vous avez vos bêtes aussi,
Et de mon lunetier vous êtes la pratique.
Méfiez-vous de sa boutique :
Il se nomme esprit de parti.
“Le Marchand de Lunettes”
- Jean-Pons-Guillaume Viennet 1777 – 1868