Alexandre Duval
Auteur dramatique, acteur, fables du XIXº – Le menteur
Mentir est chose naturelle :
Tout écolier ment à son précepteur,
Le plus inconstant à sa belle
Ose jurer qu’il est fidèle ;
Un poltron dit qu’il n’a pas peur.
Pour se faire valoir, plus ou moins on babille ;
Même il n’est pas jusqu’à la jeune fille
Qui ne mente aussi… par pudeur.
Certain mensonge est nécessaire…
— « Nécessaire ! plaisantez-vous ?
» Dit un moraliste en courroux…
« — Allons, calmez cette colère :
« Quand on ment pour son intérêt,
« C’est mal ; mais si le mensonge, au contraire,
« Parvient à détourner le trait
« Lancé par le méchant à l’abri du mystère,
« Je soutiens que mentir en ce cas est bien fait,
« Et que tout homme imprudemment sincère
« Avec ses vérités vous nuit et vous déplaît. »
Mais parlons des hâbleurs, enfants de la Garonne,
Dont l’assurance nous étonne,
Et qui, sans nécessité,
Outragent le bon sens comme la vérité.
A les entendre, ils ont vu des merveilles…
Loin de douter de leur véracité,
II faut leur riposter par des bourdes pareilles :
De leur fermer le bec voilà le seul moyen.
Certain seigneur le savait bien,
Lorsque d’un étranger, important personnage,
Tout récemment venu dans son village,
Il écoutait les longs récits.
Tout en se promenant, comme font deux amis,
Notre étranger contait qu’en un certain voyage,
Parmi les curiosités
Qui frappaient fréquemment ses regards enchantés,
Il avait rencontré, mais en rase campagne,
Un potiron plus gros, plus gros qu’une montagne.
Celui qui l’écoutait répondit froidement :
« Oui, ce fait me semble croyable :
» Dans ses créations, la nature admirable
« Agit toujours très-grandement.
« Il est peu de pays qui n’aient quelque merveille.
« La vôtre, dans ces lieux n’aura pas sa pareille ;
« Mais nous avons pourtant un pont très-singulier :
« Au saint qu’on fête ici nous devons sa structure ;
« C’est un pont tout particulier,
« Un pont vengeur de l’imposture.
« — Qu’entendez-vous par là ? répond Je voyageur.
« — C’est que sitôt qu’il y passe un menteur
« Le pont se rompt, et le donneur de bourdes
« Fait une chute des plus lourdes,
« Qui le conduit au fond de l’eau
« D’une rivière très-profonde.
« — N’est-il pas là quelque bateau
« Pour l’empêcher d’aller dans l’autre monde ?
« — Et pourquoi prendre tant de soin,
« D’un impudent menteur qu’avons-nous donc besoin ?
« Parlons de la citrouille… ah ! comme elle était belle,
« Puisque d’une montagne elle avait la hauteur !…
« — Je lui fis un peu trop d’honneur
« En l’égalant à la montagne ;
« Tenez, jugez de sa dimension
« Par la grosseur d’une maison ;
« Mais votre pont… — Des yeux parcourez la campagne,
« Vous le voyez, tous deux, en le passant,
« Nous serons à dîner chez moi en un instant.
« — Aux lieux d’où je reviens, les maisons sont petites,
« ( Dit l’homme au potiron d’un air un peu tremblant ),
« On les prendrait pour des guérites.
« — Je le crois, mais pressons le pas,
« Voilà le pont, passons le vite…
« — Excusez-moi, je ne dînerai pas ;
« Par le même chemin je retourne à mon gîte. »
C’était en vrai gascon se tirer d’embarras.
Ah ! si jamais un pont de cette espèce
Abrégeait le chemin qui conduit à la cour,
Parmi les courtisans qui s’y rendent sans cesse,
Que de gens feraient un détour !
Alexandre Duval
Annales romantiques: recueil de morceaux choisis de littérature contemporaine.
Urbain Canel, librairie, Paris, 1826