John Petit-Senn
Littérateur, poète et fabuliste XVIIIº – Le menteur
A beau mentir qui vient de loin,
Tel est le proverbe en usage :
Un voyageur toujours a soin
De respecter ce vieux adage.
Et de le prouver au besoin.
Au gobe-mouche qui l’écoute,
Quel doux plaisir pour lui de faire partager
Les peines, les travaux, les périls de sa route.
Dans ses excursions en pays étranger !
N’allez pas le faire enrager
En le contrariant dans sa brillante histoire ;
Voyez, qu’il est heureux quand on veut bien le croire !
Le conte merveilleux devient son élément ;
Il n’en sort plus que rarement ;
A narrer tous les jours il s’épuise, s’enrhume.
Puis, suivant la bonne coutume,
Plus il vient de loin, plus il ment.
Écoutez son voisin, qui, simple et sans malice,
Croit tout sans examen, avec avidité.
« Qu’il est heureux, ce bon monsieur Dorlice !
Quels voyages il fit ! Où n’a-t-il pas été !
Quels monstres, quels géants, quels vastes précipices,
Que de brigands, de curiosités,
De majestueux édifices,
N’a-t-il pas vus et visités !
» Voilà les gens qu’il faut à la classe conteuse,
Voilà le bon terrain où le mensonge croît.
Lecteur, si tu connais un favorable endroit
Où de ce bon voisin l’espèce soit nombreuse,
Va l’indiquer, de grâce, à qui de droit.
Il faut pourtant qu’on se modère.
Quand follement il exagère,
On connaît bien vite un trompeur ;
Et, dans sa verve mensongère,
Un voyageur qui veut nous plaire
Doit conserver une honnête pudeur.
Surtout point de plates merveilles,
Point de ces récits ennuyeux
Qui blessent la raison ainsi que les oreilles ;
Voyageurs, mentez bien, et l’on vous croira mieux.
Que nul remords ne vous bride et vous ronge ;
Pour égayer la triste humanité
Il vaut mieux un gentil mensonge
Qu’une maussade vérité.
De retour d’un voyage au sein de sa patrie,
Un Russe, gentilhomme ou prince (il en est tant
Qui portent sans brevet un titre si brillant),
Se promenait dans la prairie
D’un sien ami, lui citant, lui vantant
Les régions qu’il vit dans l’Europe et l’Asie.
« A jamais, disait-il, vous aurais-je perdus,
Climats si doux, terre étonnante,
Pays de Cocagne et d’élus,
Où nul ne sème, où nul ne plante,
Où sans peine le sol enfante,
Où les travaux des champs sont inconnus,
Sans que chaque moisson en soit moins abondante ;
Où les cultivateurs enfin sont superflus,
Où l’on ne vit jamais pelisse ni bougie,
Où l’on ne souffre point ni du chaud ni du froid,
Où la clarté des cieux n’est point ternie
Par ces noires vapeurs qu’ici toujours on voit,
Et qui nous font geler dans l’ombre !
Tiens, mon ami, je suis morose et sombre
Quand je pense à ce paradis
Dont les plaisirs me sont ravis.
Te le dirai-je ? A Rome un jour je vis,
Ah ! grand Dieu, quel fruit ! un concombre….
Comme une montagne il était.
— Le monde est plein de merveilles sans nombre,
Reprit l’ami qui l’écoutait :
Je ne suis point surpris de ce concombre énorme ;
Dans tout pays on peut trouver
Des raretés sous bien plus d’une forme ;
Il faut savoir les observer.
Nous approchons d’une merveille
Dont avec toi j’oserais bien gager
Qu’au monde il n’est point de pareille.
Tu vois là-bas ce pont, au bout de ce verger ;
Ce chemin y conduit, et tu vas en juger.
Il paraît simple à l’œil quand on le considère :
Pourtant, d’une vertu bien extraordinaire
Il est doté : sans le plus grand danger,
Un menteur ne saurait franchir cette rivière.
A peine du trajet a-t-il fait la moitié,
Que… crac… le pont s’écroule et mon drôle est noyé.
L’homme vrai peut passer en char ainsi qu’à pied.
— Dis-moi, l’eau de ce fleuve est-elle bien profonde ?
—Très-profonde, mon cher : tu vois que dans ce monde
Les objets curieux partout sont répartis.
Ce concombre était donc gros comme une montagne ?
— Les montagnes dans ce pays
Dominent fort peu la campagne,
Car ce sont des coteaux, et même assez petits.
Mais ce concombre était, à mon avis,
Grand comme une maison de sa base à son faîte.
— Cette grandeur est bien honnête :
Une maison !… C’est un peu fort ;
Pour te croire il faut un effort….
Notre pont, dis-moi, que t’en semble ?
Un menteur n’y saurait passer.
L’autre jour deux tailleurs voulurent traverser.
Et les voilà noyés ensemble ;
De la vertu du pont ils n’étaient pas instruits :
Ce n’est pas le chemin qu’ils n’eussent jamais pris
S’ils en avaient connu l’influence funeste.
De ces nombreux noyés te dirai-je le reste ?
C’est là qu’est mort le grand conteur Neuret ;
Chira, qui de la cour était le journaliste ;
Mon pauvre barbier, mon dentiste,
Dans la rivière ont fait le noir trajet.
Un médecin …. Mais je finis ma liste ;
De t’effrayer je n’ai pas le projet ;
Et de ces accidents si je tenais registre,
On me prendrait pour un conteur sinistre.
Tu dis que ce concombre, ainsi qu’une maison,
Dominait au loin l’horizon ?
— Les maisons, qui là-bas ne sont point des plus vastes,
Avec nos bâtiments font de parfaits contrastes :
Ce sont de modestes réduits.
Il me semble encor que j’y suis ;
Un homme seul y respire avec peine ;
L’espace trop étroit le gêne ….
— C’est singulier ! mais cependant
Un concombre où pourrait loger une personne
Est un phénomène bien grand ;
Oui, franchement, j’avouerai qu’il m’étonne.
Prenons ce sentier qui nous rend
A la tête du pont ; ce concombre de Rome,
Tu me dis donc qu’il était comme….
— Ma foi, dit le menteur, fortement intrigué,
Sur les ponts la tête me tourne,
Et, sans que cela nous détourne.
Ne pourrions-nous trouver un gué ?»
Dans le siècle pervers où maintenant nous sommes,
Où l’on voit les mortels se tromper comme ils font,
Dites-moi donc, lecteurs, connaissez-vous des hommes
Qui laisseraient le gué pour passer sur le pont ?
John Petit-Senn