Un vieux berger avait, par sa sagesse.
Acquis un renom tel qu’on eût pu l’égaler
Aux anciens sages de la Grèce.
Un philosophe en entendit parler;
Il voulut voir ce champêtre confrère
Et peut-être un peu rire à ses dépens, dit-on.
Il le trouva près d’un bois solitaire :
Bonhomme, lui dit-il, avez-vous lu Platon ?
Ou, comme Ulysse, en des courses lointaines,
Avez-vous comparé les mœurs, les lois humaines?
— Ma foi, répondit le berger,
Ces gens dont vous parlez je n’ai point l’avantage
De les connaître; et quant à voyager,
Je n’ai jamais dépassé mon village.
Puis, je ne sais pas lire et l’avoue humblement;
Mais j’ai vécu chrétiennement
En m’efforçant de me connaître.
Autour de moi tout m’a servi de maître.
A travailler avec ordre et toujours
L’abeille forma mon enfance;
Le bœuf m’apprit la patience
Et la fourmi, pour mes vieux jours.
M’instruisit à la prévoyance.
J’ai vu contre l’autour lutter, d’un bec vainqueur,
La poule rassemblant ses poussins sous son aile.
Et de tendresse paternelle
J’ai senti palpiter mon cœur.
Mon chien m’a servi de modèle
Pour l’amour du devoir et la fidélité;
Et que de fois ma sensibilité
Se ranima près de ma tourterelle!
Dans le tableau de L’univers
Dieu, que j’admire en ses ouvrages,
M’offre aussi de vives images
De nos vices, de nos travers.
Le paon, trop fier de son plumage, .
Me dégoûte des vains atours;
Les loups exécrés, les vautours
M’inspirent l’horreur du pillage.
Pour chérir la discrétion
Je n’ai besoin que d’entendre la pie ;
Et comment rencontrer le serpent, le scorpion,
Sans détester la fourberie?
Mais élevons nos yeux.
Si devant les frimas.
Je vois fuir l’hirondelle née
Sous mon toit clans la môme année,
Et son vol confiant croire en d’autres climats
Qu’elle n’a jamais vus, qu’elle ne connaît pas :
Je songe alors à mon âme immortelle,
Je songe au ciel où Dieu m’appelle
Et mon front, qui blanchit sous la neige des ans.
Bien loin de s’assombrir, rayonne d’espérance.
La mort pour le chrétien est une délivrance.
Qu’elle vienne arrêter mes pas déjà pesants !
Je suis prêt : J’ai vu dans plaine
Pourrir, mais pour germer, la graine du sillon,
Et la chenille qui se traîne
S’enfermer au tombeau, certaine
Qu’elle en sortira papillon !…
À ces mots il se tait; sa parole attendrie
S’éteint dans un accès de douce rêverie.
L’autre écoutait toujours, muet, mais sans songer
A ses projets de raillerie.
Enfin le philosophe embrassa le berger :
— Oui, vous êtes un sage, ô vous qui, sans culture,
Savez, sous l’œil de Dieu, si bien interroger
Le grand livre de la nature!
“Le Philosophe et le Berger”