Jean de La Fontaine
Poète, moraliste et fabuliste XVIIº – Livre 12 – Le Renard anglois
A Madame Harvey
“Elisabeth Montaigu, veuve de M. le chevalier d’Harvey, mort à Constantinople, où il avait été envoyé en ambassade par Charles II. Cette dame avait beaucoup d’esprit et de mérite. C’est elle qui contribua le plus à faire venir en Angleterre madame de Mazarin, avec qui elle lia ensuite une amitié très étroite. Étant allée à Paris en 1683, La Fontaine eut souvent occasion de la voir chez mylord Montaigu, son frère, ambassadeur d’Angleterre. Elle lui donna alors le sujet de la fable du Renard Anglois, où La Fontaine a fait entrer son éloge, et qu’il lui adressa.”
Le bon cœur est chez vous compagnon du bon sens
Avec cent qualités trop longues à déduire,
Une noblesse d’âme, un talent pour conduire
Et les affaires et les gens,
Une humeur franche et libre, et le don d’être amie
Malgré Jupiter même et les temps orageux.
Tout cela méritait un éloge pompeux ;
Il en eût été moins selon votre génie :
La pompe vous déplaît, l’éloge vous ennuie.
J’ai donc fait celui-ci court et simple. Je veux
Y coudre encore un mot ou deux
En faveur de votre patrie :
Vous l’aimez. Les Anglais pensent profondément ;
Leur esprit, en cela, suit leur tempérament.
Creusant dans les sujets, et forts d’expériences,
Ils étendent partout l’empire des Sciences.
Je ne dis point ceci pour vous faire ma cour.
Vos gens à pénétrer l’emportent sur les autres ;
Même les Chiens de leur séjour
Ont meilleur nez que n’ont les nôtres.
Vos Renards sont plus fins. Je m’en vais le prouver.
Par un d’eux, qui, pour se sauver
Mit en usage un stratagème
Non encor pratiqué, des mieux imaginés.
Le scélérat, réduit en un péril extrême,
Et presque mis à bout par ces Chiens au bon nez,
Passa près d’un patibulaire.
Là, des animaux ravissants,
Blaireaux, Renards, Hiboux, race encline à mal faire,
Pour l’exemple pendus, instruisaient les passants.
Leur confrère aux abois entre ces morts s’arrange.
Je crois voir Annibal qui, pressé des Romains
Met leurs chefs en défaut, ou leur donne le change,
Et sait en vieux Renard s’échapper de leurs mains.
Les clefs de Meute, parvenues
A l’endroit où pour mort le traître se pendit,
Remplirent l’air de cris : leur maître les rompit,
Bien que de leurs abois ils perçassent les nues.
Il ne put soupçonner ce tour assez plaisant.
Quelque terrier, dit-il, a sauvé mon galant,
Mes chiens n’appellent point au-delà des colonnes
Où sont tant d’honnêtes personnes.
Il y viendra, le drôle ! Il y vint, à son dam.
Voilà maint basset clabaudant ;
Voilà notre Renard au charnier se guindant.
Maître pendu croyait qu’il en irait de même
Que le Jour qu’il tendit semblables panneaux ;
Mais le pauvret, ce coup, y laissa ses houseaux.
Tant il est vrai qu’il faut changer de stratagème.
Le Chasseur, pour trouver sa propre sûreté,
N’aurait pas cependant un tel tour inventé ;
Non point par peu d’esprit ; est-il quelqu’un qui nie
Que tout Anglais n’en ait bonne provision ?
Mais le peu d’amour pour la vie
Leur nuit en mainte occasion.
Je reviens à vous, non pour dire
D’autres traits sur votre sujet
Trop abondant pour ma Lyre :
Peu de nos chants, peu de nos Vers,
Par un encens flatteur amusent l’Univers
Et se font écouter des nations étranges.
Votre Prince vous dit un jour
Qu’il aimait mieux un trait d’amour
Que quatre Pages de louanges.
Agréez seulement le don que je vous fais
Des derniers efforts de ma Muse.
C’est peu de chose ; elle est confuse
De ces Ouvrages imparfaits.
Cependant ne pourriez-vous faire
Que le même hommage pût plaire
A celle qui remplit vos climats d’habitants
Tirés de l’Ile de Cythère ?
Vous voyez par là que j’entends
Mazarin, des Amours Déesse tutélaire.
Commentaires et analyses par Chamfort

A madame Harvey.
Madame Harvey était une dame anglaise qui avait beaucoup d’amitié pour La Fontaine ; et même c’est elle principalement qui l’engageait à passer en Angleterre , après la mort de madame de la Sablière et de M. Hervard. C’était une femme de beaucoup d’esprit.
V. 5…..Et le don d’être amie,
Expression bien heureuse que La Fontaine a inventée et rendue célèbre.
V. 16. Ils étendent par-tout l’empire des sciences.
Rien n’était plus vrai et plus exact. La société royale de Londres fondée sous Charles II , jetait les fondements de la vraie physique établie sur les expériences et sur les faits.
V. 19 Même les chiens de leur séjour.
Voilà qui me paraît étrange ; mais à toute force peut-être les chiens anglais sentent-ils mieux le renard que les nôtres. Ils le chassent plus souvent.V. 49 Tant il est vrai qu’il faut changer de stratagème.. Nous avons vu dans la fable du chat et du renard :
N’en ayons qu’un , mais qu’il soit bon.
Il faut qu’un auteur évite ces contradictions formelles.
V. 52. . . . Est-il quelqu’un qui nie Que tout anglais …
Quoi ! tous les anglais ont de l’esprit ! il n’y a point de sots chez eux ! A quoi La Fontaine songeait-il en écrivant cela ?
V. 56. Je reviens à vous. . . .
Ce tour est froid. Il faut revenir à son ami sans y penser et sans l’y faire songer lui-même.
V.62 . . . Des nations étranges.
Il veut dire étrangères. Corneille se sert du même mot dans ce sens ; mais ni Boileau , ni Racine ne se le sont permis. Toute cette fin me paraît dénuée de grâces, et le mot de Charles II à madame Harvey :
V. 63. . . . Qu’il aimait mieux un trait d’amour.
Que quatre pages de louanges ;
Ce mot seul vaut mieux que tout ce que dit ici La Fontaine à cette dame et à madame de Mazarin.
Commentaires de MNS Guillon
(1) Près d’un patibulaire. Ce mot n’est point usité au masculin.
(2) Clefs de meute. Terme de vénerie, pour signifier les meilleurs chiens qui servent à conduire et à redresser les autres chiens de la meute.
(3) Rompit. Autre terme de chasse , détourner. On a transporté ce mot dans la conversation familière où l’on dit : rompre les chiens, pour dire changer d’objet.
(4) Abois, pour aboiements,
(5) Il ne put soupçonner ce tour assez plaisant, Cette anecdote, si elle n’est pas fabuleuse , ne serait pas plus étonnante que celle rapportée par Plutarque, d’un Chien « qui, en jeu public, sur un échafaud, contrefaisait le mort tuant à sa fin , tremblant, puis se roidissant, se laissant entraîner, puis peu-à-peu se revenant, et levant la teste, faisait le ressuscité ». ( Charron, de la Sagesse , L.. I. ch. 8. n°. 6.) Peut-être notre poète a-t-il voulu signaler, sous le nom de son Renard anglais, le fameux aventurier Lolonois, qui, pressé vivement par les Espagnols , survivant seul à tout son monde, fît le mort, et sauva sa vie par ce stratagème.
(6) Houseaux. Rabelais : Le Chicquanous sonnant à la porte, feut par le portier recongneu à ses gros et gras houseaulx. (Pantagr. L. IV. ch. 13. T. IV. p. 52.) Les houseaux étoient des canneçons dont il y avoit de deux sortes, les uns avec les souliers ; les autres étaient de simples bottines. Un auteur qui vivoit sous Henri VI, roi d’Angleterre, dit : Heuses ( houseaux) sont faites pour soy garder de la boe et de la froidure, quand l’on chemine par pays, et pour soy garder de l’eaue. Il est parlé des uns et des autres dans Rabelais, Villon et autres. On dit encore familièrement, y laisser ses culottes.
(7) Des nations étranges. Clém. Marot :
J’ai circuy (parcouru) mainte contrée estrange (étrangère).
( Temple de Cupido. )
(8) Mazarin. La célèbre Hortence, nièce du cardinal Mazarin, dont notre poète a fait le portrait suivant :
Hortence eut du ciel en partage La grâce, la beauté, l’esprit ; ce n’est pas tout, Les qualités du cœur ; ce n.’est pas tout encore : Pour mille autres appas le monde entier l’adore, Depuis l’un jusqu’à l’autre bout. {Lettre de La Font, dans S. Evrem. T. IV. p. 455. )
Retirée en Angleterre, elle voulait y fixer auprès d’elle notre poète? mais les bienfaits du duc de Bourgogne le retinrent en France. (Le Renard Anglais)