Gabriel de la Concepción Valdés
Je vais vous conter une histoire
Qui remonte aux temps fabuleux
Où botes et gens-, c’est notoire,
Dans un même idiome alors parlaient entre eux.
Il était une fois un prince
Comme depuis longtemps déjà l’on n’en voit plus.
Ce roi voulait dans sa province
Déraciner tous les abus.
Pour s’assurer de la manière
Dont ses vœux étaient accomplis,
Il voulut voyager jusques à la frontière.
Il nomme un vice-roi ; puis, ses devoirs remplis,
Alors qu’il est tout à lui-même,
Le prince part incognito,
N’ayant plus rien du rang suprême
Qu’il regrette encore in petto.
Certain jour il rencontre au milieu d’une plaine
Un lion qui tranquillement
Se promenait dans son domaine.
Après un mutuel compliment,
Le roi tint au lion ce discours qu’il croit sage :
— « Pourquoi, souverain des forêts,
Souffres-tu les nombreux excès,
La cruauté, le brigandage,
Dont certains d’entre tes vassaux
M’ont rendu le témoin, là-bas, dans le bocage?
Quoi ! ces infâmes animaux
Loin de protéger la faiblesse
Et des lièvres et des agneaux,
Usent leur force et leur adresse
Contre des malheureux faibles et sans secours
Les loups, les tigres, et les ours
Et les autres bêtes féroces
Peuvent impunément suivre leurs goûts atroces!
0 noble lion, n’es-tu pas
Le protecteur de l’innocence
Et, comme monarque, ici-bas
L’image de la Providence?
Tu dois employer ta puissance
A réprimer tous les abus. »
— « Bravo, dit le lion en lui frappant l’épaule,
Mais n’usons point le temps en discours superflus.
Renferme-toi mieux dans ton rôle;
Ne laisse soupçonner rien de ta qualité,
Et sous un voile épais cache ta majesté.
Lorsque après deux ou trois années
A Ion instruction données,
Tu repasseras par ici,
Tu pourras me dire, mon frère,
Si tu penses toujours ainsi. »
Le prince suit l’avis de son royal confrère:
Son voyage s’achève avec plus de mystère ;
Bientôt il est désabusé.
On ne voit plus en lui l’éclat de sa couronne,
Partant, il n’est plus courtisé.
Le pauvre roi réduit à sa simple personne
Apprend bientôt à ses dépens
Que toujours les petits sont victimes des grands.
11 reconnaît l’erreur profonde
Répandue au sein des palais :
A l’envers on y voit le monde.
Alors le cœur peiné de ses tristes essais,
Il reprend de sa cour le chemin au plus vite.
Fidèle à sa promesse, il va voir en son gîte
Le lion qui, par ses avis
Dont il sent aujourd’hui le prix,
Ouvrit ses yeux à la lumière.
— « Je te dois, lui dit-il, ma prompte guérison ;
Les abus sont plus forts que tous les rois, mon frère,
Et tu n’avais que trop raison ! »
“Le Roi et le Lion”