Tandis que le serpent, dans sa rage impuissante,
Sur la lime, qui le raillait,
Promenait sa dent frémissante,
L’ouvrier, qui de loin, en cachette observait
Au reptile étonné tout à coup se présente :
« De ton venin, » dit-il, « fais un meilleur emploi! »
Ma lime a raison , sur ma foi,
» De te dire, en riant de toi :
» Petit serpent à tête folle,
» Plutôt que d’emporter de moi
» Seulement le quart d’une obole,
» Tu te romprais toutes les dents :
» Je ne crains que relies du temps. »
« — Sans doute, c’est en vain que ma fureur s’exhale, »
Dit le reptile en s’éloignant;
« J’engage, je le vois, une lutte inégale,
» Et je me mets la langue en sang. »
Mais mon effort n’est pas tout à fait impuissant ;
» Car sur la lime qui me brave
» Je laisse du moins, en passant…
» — «Quoi donc?…» — « Regarde… un peu de bave. »
Vous, qu’outrage en sa haine un critique insultant,
Quand vous seriez d’airain, d’acier, de diamant,
Ne vous riez pas tant de sa faible morsure !
Il sait bien, croyez-moi, qu’il reste une souillure,
Où passa la dent du serpent!
Léon Halévy – 1802 – 1883 (Le Serpent et la Lime)