Paul Vallin
Poète, romancier et fabuliste contemporain – Le Singe et le Tigre
En se désaltérant au bord d’une rivière
Un Singe, au petit jour, fut surpris par un Tigre.
‘’Raaom…!’’ rugit le fauve pour avertir la jungle,
Et faire valoir ainsi son droit de déjeuner.
– ‘’ Je parie que tu viens ici pour me manger !’’
Lui dit effrontément le Singe, sans émotion.
Surpris, et même furieux de ne pas faire trembler,
Le Tigre lui répondit d’une terrible grimace
Qui dévoilait ses dents de félin affamé.
– ‘’Écoute-moi ! Grande gueule, et ouvre tes oreilles,
L’invectiva le Singe, les deux poings sur les hanches :
Je viens d’être envoyé ici par le Prophète
Pour pêcher le poisson de son divin dîner.
Si tu me manges avant que j’accomplisse ma tâche,
Tu feras un péché de lèse divinité,
Et la foudre du ciel prendra ta queue pour torche !’’
Le tigre interloqué hésita un instant
Sur le risque de troubler la digestion du Maître.
– ‘’Mais qu’à cela ne tienne, dit la vieille peau rayée
À l’effronté simiesque, j’attraperai avec toi
Le poisson du divin, et c’est seulement ensuite
Que je t’avalerai en guise de déjeuner !’’
– ‘’Tu t’imagines sans doute que pêcher c’est facile ?
Lui répliqua le Singe. Dès qu’une de tes moustaches
Trempera dans cette eau, ta gueule d’épouvantail
Fera fuir les poissons. Il nous faut donc d’abord
Ôter l’eau de ce fleuve pour mieux les attraper.
Allons chercher des seaux au village d’à coté !’’
Et sans plus de façon, il saute à dos de Tigre
En lui recommandant de le conduire en hâte
Auprès du quincaillier qui leur céderait des seaux.
Toutes les bêtes de la jungle mouraient de rire à voir
Le Singe qui chevauchait en si fier équipage.
– ‘’Mais où vas-tu le Singe, avec cette monture ?’’
Lui demandaient, curieux, les autres animaux.
– ‘’Nous allons au village, trouver le quincaillier
Afin qu’il donne au Tigre les moyens de vider
La rivière de son eau pour en prendre les poissons !’’
D’abord forts amusés de cette déclaration,
Les animaux en rirent, puis transmirent la nouvelle
Aux autres habitants des forêts et rivières.
L’Éléphant qui mangeait des feuilles tendres en clairière,
L’entendit et se dit que vider la rivière
Le priverait des bains nécessaires à sa peau,
C’est donc fort en colère qu’il ameuta les siens.
L’hippopotame aussi, pour les mêmes raisons
Que compère Crocodile, et que l’Aigle pêcheur.
Ils se mirent tous en route pour se rendre au village,
Et prier Quincaillier de ne pas satisfaire
À la demande du Tigre qui leur ferait du tort.
Lorsque tout ce beau monde fut assemblé autour
Du magasin des seaux, personne ne remarqua,
Dans le vacarme des cris et des contestations,
Que le Singe s’éclipsait d’une manière fort discrète,
Quittant le dos du Tigre pour rejoindre ses pénates
Sans souci des poissons qu’il devait au Prophète !
La morale de cette fable est qu’une belle illusion
Peut sauver même un Singe des dents d’un carnassier !
Paul Vallin