Jean de La Fontaine
Poète, moraliste et fabuliste XVIIº – Livre 11 – Le Songe d’un habitant du Mogol
Jadis certain Mogol vit en songe un Vizir
Aux champs Elysiens possesseur d’un plaisir
Aussi pur qu’infini, tant en prix qu’en durée ;
Le même songeur vit en une autre contrée
Un Ermite entouré de feux,
Qui touchait de pitié même les malheureux.
Le cas parut étrange, et contre l’ordinaire :
Minos en ces deux morts semblait s’être mépris.
Le dormeur s’éveilla, tant il en fut surpris.
Dans ce songe pourtant soupçonnant du mystère,
Il se fit expliquer l’affaire.
L’interprète lui dit : Ne vous étonnez point ;
Votre songe a du sens ; et, si j’ai sur ce point
Acquis tant soit peu d’habitude,
C’est un avis des Dieux. Pendant l’humain séjour,
Ce Vizir quelquefois cherchait la solitude ;
Cet Ermite aux Vizirs allait faire sa cour.
Si j’osais ajouter au mot de l’interprète,
J’inspirerais ici l’amour de la retraite :
Elle offre à ses amants des biens sans embarras,
Biens purs, présents du Ciel, qui naissent sous les pas.
Solitude où je trouve une douceur secrète,
Lieux que j’aimai toujours, ne pourrai-je jamais,
Loin du monde et du bruit, goûter l’ombre et le frais ?
Oh ! qui m’arrêtera sous vos sombres asiles !
Quand pourront les neuf Sœurs, loin des cours et des villes,
M’occuper tout entier, et m’apprendre des Cieux
Les divers mouvements inconnus à nos yeux,
Les noms et les vertus de ces clartés errantes
Par qui sont nos destins et nos mœurs différentes !
Que si je ne suis né pour de si grands projets,
Du moins que les ruisseaux m’offrent de doux objets !
Que je peigne en mes Vers quelque rive fleurie !
La Parque à filets d’or n’ourdira point ma vie ;
Je ne dormirai point sous de riches lambris ;
Mais voit-on que le somme en perde de son prix ?
En est-il moins profond, et moins plein de délices ?
Je lui voue au désert de nouveaux sacrifices.
Quand le moment viendra d’aller trouver les morts,
J’aurai vécu sans soins, et mourrai sans remords.
Commentaires et analyses par Chamfort
V. 1. Jadis certain Mogol, etc.
Ce que La Fontaine appelle ici une fable, est un trait de la bibliothèque orientale qu’il a mis en vers très-heureusement.
V. 8. Minos en ces deux morts, etc.
Le costume est ici mal observé ; Minos est le juge des enfers dans la Mythologie grecque, mais ne l’est point dans la religion du Mogol, qui est le mahométisme.
Tout ce que l’auteur ajoute aux mots de l’interprète , comme il dit, est excellent. C’est La Fontaine dans son caractère et dans la perfection de son talent. Quel vers que celui-ci !
V. 38. Je lui voue au désert de nouveaux sacrifices.
Voilà bien le solitaire , insouciant et dormeur.
Cette charmante tirade n’est gâtée que par
V. 29. . . Ces clartés errantes ,
Par qui sont nos destins et nos mœurs différentes.
Pourquoi attribuer aux astres de l’influence sur nos mœurs et sur notre caractère? Pourquoi consacrer une absurdité qu’il a lui-même combattue ? Ces variations montrent combien les idées de La Fontaine étaient, à certains égards , peu fixes et peu arrêtées.