Certain petit soulier mignon,
De la beauté du jour chaussure délicate,
Fut un soir, voyez le guignon !
Avec une vieille savate
Par mégarde jeté sur le même rayon.
De se voir pareil compagnon,
Sa fierté se trouva blessée :
Holà, s’écria-t-il d’une voix courroucée ;
Lise, Angélique, Marion,
Accourez vite, et qu’on emporte
Ce dégoûtant brimborion.
Est-ce près des gens de ma sorte
Qu’on doit placer un tel objet ?
Fi ! quelle horreur, comme il est laid,
Comme il est sale et comme il pue !
— Hélas ! monsieur, lui dit, d’union modeste et doux,
La malheureuse qu’il conspue,
Je conçois bien votre courroux et vos dégoûts.
Ils sont naturels, et ma vue,
Je dois l’avouer, entre nous,
Pour les inspirer est bien faite.
Jadis pourtant, chaussure élégante et coquette,
Et soulier mignon comme vous,
J’eus, comme vous aussi, mes beaux jours et des fêtes
Où, dans l’éclat du lustre et de la nouveauté,
Un instant on m’a vue au pied de la beauté
Resplendir, et l’aider à faire des conquêtes.
Mais que ces beaux jours furent courts !
Que promptement ils s’écoulèrent
Et se changèrent
En des jours de deuil et d’ennuis,
Plus noirs que les plus sombres nuits !
Le temps qui toute chose envieillit et déforme.
Ternit mon lustre en moins de rien,
Et je fus mise à la réforme :
Triste sort alors que le mien !
De la maîtresse délaissée,
Aux servantes je suis passée ;
Et dans l’état où je me vois
Ce sont leurs gros pieds qui m’ont mise.
Quant à vous, monseigneur, qui faites fi de moi
Et dont la fierté me méprise,
Songez au sort qui vous attend
Quand vous ne serez plus de mise,
Et ne vous rengorgez pas tant.
Car c’est en vain que l’on se flatte,
En vain qu’on voudrait l’oublier ;
Toute savate, fut soulier.
Tout soulier deviendra savate.
« Le Soulier et la Savate »