Pañchatantra ou fables de Bidpai
Contes et fables Indiennes – Le Taureau, les deux Chacals et le Lion
La Désunions des Amis
Ici commence le premier livre, intitulé la Désunion des Amis ; en voici le premier sloka :
Une grande amitié, qui ne faisait que s’accroître, existait entre un lion et un taureau dans une forêt ; elle fut détruite par un chacal méchant et très-ambitieux.
On raconte ce qui suit :
Livre 1 I – Le Taureau, les deux Chacals et le Lion
Il est dans la contrée du Sud une ville appelée Mahilâropya. Là il y avait un fils de marchand, nommé Vardhamânaka, qui avait gagné honnêtement de quoi vivre. Un soir, après qu’il se fut mis au lit, il lui vint cette réflexion, que, quand même on a de la fortune, il faut songer aux moyens de s’enrichir et les mettre en pratique. Car on dit :
Il n’est pas une chose que l’on ne fasse avec la richesse : aussi l’homme sensé ne doit-il faire des efforts que pour acquérir des richesses.
Celui qui est riche a des amis. Celui qui est riche a des parents, celui qui est riche est un homme dans le monde, celui qui est riche vit réellement.
Il n’est pas de science, pas de métier, pas de générosité, pas d’art, pas de courage que les pauvres ne vantent chez les riches.
Dans ce monde, pour les riches un ennemi même devient un parent ; pour les pauvres, un parent même devient tout de suite un ennemi.
Car toutes les œuvres découlent de l’accroissement et de l’accumulation des richesses, comme les rivières, des montagnes.
Celui même qui n’est pas digne de vénération est vénéré, celui même que l’on doit éviter est recherché, celui même qui ne mérite pas d’éloges est vanté : telle est la puissance de la richesse.
De même que les organes des sens se conservent par la nourriture, c’est au moyen de la richesse que s’accomplissent toutes les œuvres : pour cette cause la richesse est appelée le moyen de tout faire.
Désireux de s’enrichir, les vivants habitent même un cimetière ; ils quittent même leur père, s’il est pauvre, et s’en vont au loin.
Le moyen de tous les moyens, pour s’enrichir, c’est le commerce ; tout autre moyen que l’on recommande est incertain.
Les hommes, vieux même, qui sont riches sont jeunes ; mais ceux qui n’ont point de fortune sont vieux, lors même qu’ils sont jeunes.
Et il y a pour les hommes six moyens de s’enrichir, savoir : l’état de mendiant, la condition de serviteur d’un roi, l’agriculture, l’acquisition de la science, l’usure et le commerce. De tous ces moyens, le meilleur pour acquérir de la fortune est le commerce. Car on dit :
Le métier de mendiant est exercé par des malheureux ; un roi, hélas! Ne donne pas ce que l’on mérite ; l’agriculture est pénible ; la science est très-difficile, à cause de la soumission qu’il faut avoir pour son précepteur spirituel ; de l’usure vient la pauvreté, parce que l’on met sa fortune dans les mains d’autrui : je ne connais ici-bas aucune profession meilleure que le commerce.
Et il y a sept espèces de commerce pour s’enrichir, savoir : le faux poids et la fausse mesure, la déclaration d’un faux prix, la réception de gages, l’arrivée d’un chaland connu, la société d’affaires, le commerce de parfumeur et l’importation d’ustensiles des pays étrangers. Car on dit :
Donner la mesure pleine ou non pleine, tromper les gens que l’on connaît et toujours dire un prix faux, c’est l’habitude des Kiratas (1).
Le chef qui est à la tête d’une société de commerce pense, le cœur joyeux : J’ai acquis aujourd’hui la terre remplie de trésors ; qu’ai-je besoin d’autre chose ?
Le marchand, quand il voit un chaland connu qui s’empresse, convoite son argent, et se réjouit dans son cœur comme si un fils lui était né.
Et ainsi :
Lorsqu’un gage tombe dans sa maison, le marchand rend des actions de grâces à son dieu : Que le propriétaire de ce gage meure bien vite, je te donnerai une offrande.
Des choses que l’on peut vendre, la parfumerie est celle qui se vend le mieux ; à quoi bon l’or et les autres marchandises ? Ce qui est acheté un est vendu cent.
Mais ce commerce convient aux pauvres et non aux riches. Car on dit : Ceux qui possèdent une grande fortune attirent de loin les richesses avec leurs immenses richesses, comme avec les éléphants on prend les grands éléphants.
Les gens qui savent acheter les ustensiles acquièrent une double et triple fortune par leur travail, en allant en pays étranger et lointain.
Et en outre :
Comme ils redoutent le pays étranger, comme ils sont très-paresseux et nonchalants, les corbeaux, les hommes lâches et les daims meurent dans leur pays.
Et il est dit dans la science de la politique :
L’homme qui ne sort pas et ne visite pas dans toute son étendue la terre pleine d’une foule de merveilles, est une grenouille de puits.
Quel est le fardeau trop lourd pour ceux qui sont forts ? Quelle est la distance éloignée pour ceux qui sont entreprenants ? Quel est le pays étranger pour les gens instruits ? Quel est l’ennemi de ceux qui parlent avec douceur ?
Après avoir ainsi réfléchi en lui-même, Vardhamânaka fit acquisition des principaux articles que l’on porte à Mathourâ, et lorsque le jour favorable fut venu, il prit congé de ses aînés, monta sur un chariot et partit. Il avait deux beaux taureaux nés chez lui, et nommés Nandaka et Sandjîvaka, qui étaient attelés au bout du timon et traînaient le chariot. L’un d’eux, celui qui se nommait Sandjîvaka, en arrivant au bord de la Yamounâ, s’enfonça dans un bourbier, se cassa la jambe et resta sur la place. Vardhamânaka, lorsqu’il le vit dans cet état, tomba dans un profond chagrin, et, le cœur plein d’une tendre affection pour son taureau, il interrompit à cause de lui sa marche pendant trois nuits. Le voyant affligé, les gens de la caravane lui dirent : Hé, chef des marchands ! Pourquoi, à cause d’un taureau, exposes-tu ainsi toute la caravane dans cette forêt pleine de lions et de tigres, et très-dangereuse ? Et l’on dit :
Que l’homme sensé ne sacrifie pas beaucoup à cause de peu : la sagesse, ici-bas, c’est de conserver beaucoup au moyen de peu.
Vardhamânaka réfléchit à cela ; il mit des gardiens auprès de Sandjîvaka, et partit afin de sauver le reste de la caravane. Mais les gardiens, qui savaient la forêt très-dangereuse, abandonnèrent Sandjîvaka ; ils suivirent la caravane, et le lendemain ils dirent au marchand ce mensonge : Maître, Sandjîvaka est mort, et nous avons fait ses funérailles avec le feu. Lorsqu’il eut entendu cela, le marchand, dont le cœur était plein d’une tendre affection pour Sandjîvaka, accomplit à son intention, par reconnaissance, toutes les cérémonies funèbres, telles que la mise d’un taureau en liberté et autres.
Sandjîvaka, qui était resté en vie et dont le corps avait repris des forces grâce aux vents frais, à l’eau de la Yamounâ et à la forêt, se releva comme il put et gagna le bord de la Yamounâ ; et là, mangeant les pointes d’herbes pareilles à des émeraudes, il devint en quelques jours un animal à grosses bosses et fort comme le taureau de Hara, et passa les journées à labourer le sommet des fourmilières avec ses cornes et à beugler. Et l’on dit avec raison :
Une chose qui n’est pas gardée dure quand elle est gardée par le destin, une chose bien gardée périt si elle est frappée par le destin : l’homme vit, même abandonné sans secours dans une forêt, tandis que, malgré les soins qu’on lui donne, il meurt dans sa maison.
Un jour un lion nommé Pingalaka, entouré de tous les animaux, étant tourmenté par la soif, descendit au bord de la Yamounâ pour boire de l’eau, et entendit de loin le bruit très-sourd des beuglements de Sandjîvaka. Lorsqu’il eut entendu ce bruit, il eut le cœur tout troublé, et, dissimulant bien vite son air effrayé, il s’arrêta sous un figuier, avec sa suite rangée en quatre cercles. Et il dit : La position en quatre cercles est assurément celle du lion. Les animaux qui suivent le lion sont peureux et incapables d’agir. Et ainsi :
Les animaux ne donnent pas au lion l’onction royale et n’accomplissent aucune cérémonie pour le sacrer ; il gagne sa fortune par sa valeur et conquiert lui-même l’empire sur les animaux.
Ce lion avait toujours à sa suite deux chacals, nommés Karataka et Damanaka, qui étaient fils de ministres et avaient perdu leurs charges. Ils se consultèrent l’un l’autre. Alors Damanaka dit : Mon cher Karataka, ce Pingalaka, notre souverain, était pourtant descendu au bord de la Yamounâ pour boire de l’eau. Pourquoi, malgré la soif qui le tourmentait, est-il revenu sur ses pas ? Pourquoi a-t-il rangé ses troupes et reste-t-il ici tout triste au pied d’un figuier ? — Mon cher, répondit Karataka, quelle raison avons-nous de nous mêler d’une chose qui ne nous regarde pas ? Car on dit :
L’homme qui veut se mêler de choses qui ne le regardent pas va à sa perte, comme le singe qui arracha un coin.
Comment cela ? dit Damanaka. Karataka dit
1 Nom qu’on donne à des populations sauvages habitant les bois.
C’est aussi le nom particulier d’une tribu barbare qui vit de chasse au milieu des forêts et des montagnes.
On reconnaît le nom des Kirâlas dans celui des Cirrhadœ, sur la côte de Coromandel.
“Le Taureau, les deux Chacals et le Lion”
- Panchatantra 2