L’écrévisse, dit-on, a sa façon d’aller ;
Et sa marche est de reculer.
Une écrévisse philosophe,
Qui sans raison n’adoptoit rien,
Et qui dans son espéce eût l’esprit de l’étofe
Dont parmi nous Descartes eût le sien ;
Cette écrévisse donc examina la chose,
La jugea ridicule en soi,
Et n’en pût trouver d’autre cause
Qu’un usage ancien ; mais voilà bien de quoi,
Autoriser une sotise,
Dit-elle, essayons l’autre guise…
Elle alla droit, s’en trouva bien ;
Puis voulant enseigner les autres :
Venez, mes sœurs, je n’ai d’intérêts que les vôtres ;
Écoutez-moi pour votre bien.
Quittons nôtre marche incertaine ;
J’en sçais une qui convient mieux,
Faisons suivre la queuë, et que la tête mène,
Et pour guides prenons nos yeux.
Que la gent écrévisse est bonne
D’aller sans cesse se heurter !
Ne savoir où l’on va ! Dans quels piéges l’on donne,
Allons droit pour les éviter.
Je sçai ce que je dis, et moi-même en personne,
J’ai fait l’essai, tenez, regardez-moi troter.
Bon, dit une vieille obstinée ;
Celle-ci veut savoir plus que nos anciens ?
Suivons la loi qu’ils ont donnée :
Marchons comme eux, quant à moi je m’y tiens
Pour nous régir se croit-elle donc née ?
Petit esprit ! Mettez ses raisons bout à bout ;
Vous trouverez orguëil, rêverie, et c’est tout,
La vieille dit : et ses injures
L’emportèrent sur la raison.
La philosophe essuya les murmures
Du sot peuple, et les têtes dures
Firent gloire d’aller toûjours à reculon.
Pour les vieilles erreurs point de respect bizare ;
Examinons aussi la nouveauté.
Par les deux excès on s’égare ;
Mais la raison va droit ; marchons de son côté.
- Antoine Houdar (ou Houdart) de la Motte- 1672 – 1731, L’Ecrevisse philosophe.