Victorin Fabre
Homme de lettre, poète et fabuliste XVIIIº – L’Écu d’or
C’était dans le bon temps; au peuple corvéable
D’un lapin de jachère on enseignait le prix¹ :
Et par de sages lois l’Europe avait appris
Ce que vaut un chevreuil sur une bonne table.
Alors vivait un prince habile, et de la loi
Suivant toujours l’esprit, sans violer la lettre…
Qui promet son pareil pourra bien dépromettre.
Même pour le bon temps, c’était un très-bon roi.
Il chassait : et voilà, dans la forêt royale,
Chiens, piqueurs et valets, tout son monde arrêté.
Tout ce monde criait : « Scandale ! »
Qu’était-ce? un criminel de lèse-majesté!
« Qu’a-t-il tué? le cerf est-il dix-cors? la bête
N’était-elle qu’un cerf à sa seconde tête? »
Qu’importe? on l’a surpris le bras ensanglanté :
On le conduit au roi. « Noble? décapité.
Dit le prince : vilain? qu’on le pende ou l’assomme.
— Je suis noble. — Tranchez! et qu’on sonne du cor.
— Mais ce n’est pas un cerf!… —Ce serait moins encor
Qu’un lièvre.. .—Excusez-moi, sire, ce n’est qu’un homme!
— Va donc!… mais, de ce pas dépose l’écu d’or.² »
L’écu d’or, Victorin Fabre
1 Louis XVI est le premier de nos rois qui l’ait méconnu, dans l’édit de I776, qui permet aux laboureurs de tuer les lapins (dans leurs champs) sans être envoyés aux galères. (L’Écu d’or)
2. On pourrait mettre encore au bas de cette fable : historique, note devenue fréquente sur les pages de roman. Ce récit n’est, en effet, que l’esprit des lois de certains siècles, présenté comme en action pour le faire mieux saisir. Jusqu’au règne de Frédéric III, un noble danois qui tuait un roturier en était quitte pour déposer un écu d’or sur le cadavre. Frédéric voulut et ne put abolir ce privilège commode. Il prit alors un détour, ordonnant qu’un roturier pourrait aussi tuer un noble en déposant deux écus.