Raymond de Belfeuil
J’entends chacun se plaindre du destin,
Disait un parvenu dans sa joie égoïste ;
Moi, je suis fort heureux, et, depuis que j’existe,
Je n’ai jamais trouvé de pierre en mon chemin.
Oui, tout m’a réussi ; à la bourse je gagne,
J’ai maisons à la ville et châteaux en campagne
Je me porte à merveille et ne souhaite rien
Sinon que le Seigneur me conserve mon bien.
Il est vrai que jadis je fus époux et père,
Et que j’ai vu mourir ma femme, mes enfants…
Mais, n’est-ce pas une misère
A laquelle est sujet l’homme qui vit longtemps ?
— Que je vous plains ! lui dis-je ; à ce prix, la fortune
Me semblerait fort importune !
Eh ! quoi ! dans l’argent seul vous placez le bonheur ?
Mais vous n’avez donc pas de cœur ?
Et la tendre amitié, ce charme de la vie ?
— L’amitié ?… quelle duperie !..
— Heureux ! et voir souffrir les autres sans pitié !
Vous n’êtes homme qu’à moitié.
J’aime mieux l’animal, car il sait reconnaître
La main qui le caresse ; il s’attache à son maître.
Soit qu’il le traite mal ou qu’il le traite bien,
Il aime pour aimer. Vous seul, vous n’aimez rien.
— Je voudrais bien savoir où ça vous a conduite ?
Me dit-il en riant ;
Qu’avez-vous donc gagné dans la noble poursuite
Des sentiments humains que vous me prêchez tant ?
De donner ayez la manie ;
Vous mangez, par bonté, vos rentes, votre bien,
Et, quand la charité vous a réduite à rien,
Pauvre alors, on vous calomnie.
On doute même d’un esprit
Qui ne vous fut d’aucun profit.
Ramassez beaucoup d’or, vous aurez du génie !..
Le monde est fait ainsi, je ne le blâme pas…
En ne songeant qu’à soi, l’on ne fait point d’ingrats. »
L’égoïsme est, hélas ! plus commun qu’on ne pense ;
Mais si le bien qu’on fait n’a pas sa récompense
Dans la vallée aux pleurs,
Dieu s’engage à payer pour les mauvais payeurs.
“L’Egoïste”
Raymond Belfeuil – Paris 1869.