Elina Batam
Poètesse – Les affamés
C’était une belle nuit d’été étoilée, bercée par le chant des grillons ; Hector le rouge-gorge avait profité de la clarté du ciel pour revoir ses constellations depuis le petit observatoire astronomique qu’il s’était aménagé à la cime d’un grand hêtre. Alors qu’il rejoignait son nid au milieu de la nuit, les lambeaux surgirent le long de la treille aux volubilis – appelés aussi liserons bleus dans le Synclinal. A la lueur de la lune, Hector aperçut d’étranges silhouettes blafardes qui se contorsionnaient en silence ; elles étaient une dizaine, et d’autres encore sortaient de terre en s’enroulant sur elles-mêmes, comme les tiges des volubilis autour des arcades de la treille. Mais loin du mouvement souple des trompettes bleues qui s’étiraient vers le ciel pour s’abreuver de lumière, les silhouettes se tordaient en se recroquevillant sur elles-mêmes. Hector vint se percher sur un vieux poirier près de la treille pour les observer de plus près ; leurs formes se précisaient peu à peu, à mesure que s’épaississaient leurs racines plantées dans la terre du Synclinal. L’oiseau s’ébouriffa soudain de tout son plumage quand se dévoilèrent leurs corps nus cadavériques, qui n’avaient plus que la peau sur les os. Leurs côtes saillaient atrocement, autant que les os de leurs joues ; et au fond des grottes profondes de leurs orbites, brillaient des yeux hagards. Leurs mâchoires grandes ouvertes étiraient à l’extrême la peau livide de leur visage, et se tendaient vers le ciel en poussant des cris inaudibles ; on aurait dit une foule d’affamés qui gémissaient en silence, au milieu du chant imperturbable des grillons.
Hector sursauta soudain, surpris par le cri rauque d’un lambeau qui se tordait à quelques mètres de lui, le corps enchevêtré dans les volubilis ; il s’envola aussitôt pour se percher sur la treille au-dessus de lui. Il poussait maintenant de petits gémissements étouffés, entrecoupés par quelques mots distincts, comme un malade qui délire en dormant. Entre les deux arcs profonds de ses clavicules, il vit frémir au creux de sa gorge ; il y avait là comme un marécage de sons bouillonnants, des paroles coincées qui n’attendaient plus que la force du souffle pour raisonner à l’air libre. Il tendit l’oreille et distingua dans un soupir :
– J’ai faim, si faim !
C’était bien cela, les silhouettes étaient affamées et tendaient leurs bouches vers le ciel pour implorer à manger ! Hector pensa aux seaux remplis de purin d’ortie qui traînaient ici et là dans les jardins, mais il était incapable de les soulever, et tous les animaux costauds du Synclinal étaient en train de dormir…Comment soulager ces pauvres lambeaux en attendant leur réveil ?
– Mais oui ! s’écria t-il. Je vais leur donner la becquée !
Il fila aussitôt en direction du tas de composte qui grouillait de vers de terre, et revint le bec plein à ras bord au-dessus des lambeaux. Il devait bien être maintenant trente au total ; mais par lequel commencer, ils avaient l’air d’avoir tous si faim ! Hector se mit en vol stationnaire au-dessus de l’un d’eux, qui avait les jambes comme deux baguettes prêtes à se briser ; il lâcha un ver dodu qui tomba tout droit dans sa bouche ; surpris, le lambeau l’avala en déglutissant bruyamment. Il resta quelques secondes immobile l’air perplexe, puis se remit à implorer à manger la bouche grande ouverte. Hector s’activa tout le reste de la nuit pour nourrir les affamés, ramassant des vers là où il pouvait, dans la terre des jardins et dans le bel humus brun de la forêt.
Le jour se leva enfin, amenant aux jardins les animaux les plus matinaux. Raguse le castor et les écureuils Mano et Chafouin s’approchèrent de la treille aux volubilis.
– Ah quel soulagement de vous voir ! s’écria Hector. Je suis épuisé ! j’ai volé toute la nuit pour donner la becquée à ces lambeaux affamés, mais rien n’y fait, ils ont l’air d’avoir toujours aussi faim !
Les lambeaux se tordaient sur eux-mêmes, en gémissant la bouche grande ouverte.
– Mais depuis comment de temps n’ont-ils pas mangé ? demanda Mano stupéfait. Ils sont vraiment squelettiques !
– Je ne sais pas, mais en tout cas, il leur faudrait des bœufs entiers pour être rassasiés ! Je leur ai donné une quinzaine de vers chacun, et pas le moindre signe d’apaisement !
Raguse pouffa doucement.
– Ce n’est peut-être pas avec tes vers de terre qu’ils vont avoir leur compte; tu fais 20 grammes, et eux devraient peser au moins 50 kilos s’ils mangeaient à leur faim ! Bon, je vais leur pêcher des poissons dans la Vèbre !
– Nous, on court appeler les écureuils du Synclinal pour rassembler nos réserves de noix ! s’écria Mano en détalant avec Chafouin.
Quelques heures plus tard, un grand remue ménage faisait tanguer les trompettes bleu azur qui s’étiraient vers le soleil ; une multitude d’animaux allaient et venaient en lançant toutes sortes de nourritures dans les bouches affamées: des bouts de noix et de noisettes, jetés par les écureuils perchés sur la treille ; des poissons péchés par les castors et les hérons, confiés aux oiseaux qui les lâchaient en plein vol au-dessus des lambeaux ; des morceaux de carottes et de racines sauvages apportés par les lapins; des perles de miel que les abeilles égrenaient en volant… Quand le crépuscule commença à rougir les falaises du Synclinal, les animaux cessèrent de nourrir les lambeaux. A leur grande déception, ils n’avaient pas le moins du monde l’air rassasié et continuait à gémir en se tordant de faim.
– Après tout ce qu’on vient de leur donner ! Mais ils ont un trou à l’estomac ! s’écria un héron cendré en faisant claquer son long bec. Il avait bien dû pêcher pour les affamés une cinquantaine de truites.
Les animaux se regardèrent l’air désolé.
Azur, un joli papillon bleuté, suggéra alors de sa petite voix flûtée :
– La nourriture ne les requinque peut-être pas tout de suite ; ils ont sûrement besoin d’un temps de digestion ?
Sur cette parole d’espoir, les animaux se retirèrent dans leurs terriers et leurs nids, et s’endormirent bien vite après cette journée éreintante.
Les jours suivants, les animaux firent une liste de toutes les choses comestibles du Synclinal et les essayèrent les unes après les autres, mais aucune ne parvient à rassasier les lambeaux. Le chamois Rochecolombe suggéra alors de faire cuire ce qu’on leur donnait, et pendant plus de quinze jours, un feu brûla continuellement au cœur des jardins, dispersant dans l’air de délicieux fumets de légumes bouillis. Mais rien n’y fit, même les conseils du grand chêne, le gardien de la forêt, qui avait pourtant souvent raison. S’ils restaient toujours aussi squelettiques, les affamés avaient cependant retrouvé un peu de souffle, et les gémissements étouffés du début étaient devenus pour certains des cris déchirants qui répétaient sans cesse :
– J’ai faim, si faiimm !
Au cœur de l’été, alors que les papillons atteignaient leur apogée en nombre et en diversité, Azur avait l’habitude d’organiser avec ces congénères ses fameux « Commandos poétiques » : il réunissait ses amis machaons, proserpines, flambés, citrons et autres apollons, et ils se mettaient à voler en bandes dans le Synclinal pour surprendre les animaux qu’ils rencontraient en leur soufflant des poèmes à l’oreille. Les papillons étaient réputés pour leur sensibilité à fleur de vent qui leur permettait d’entendre les poésies apportées par le Mistral. Ils les mémorisaient et s’amusaient ensuite à en réciter des bribes en essayant de les lier entre elles comme un chapelet de poèmes.
Après avoir bercé le castor Raguse endormi sur le rivage de la Vèbre, ils passèrent au-dessus des lambeaux affamés.
– Tiens, dit Azur, ça pourrait peut-être leur plaire, qui sait ?
– On peut toujours essayer, répondit Espoir, un beau flambé blanc tigré de noir.
Un tourbillon scintillant de couleurs s’abattit alors entre les corps gémissants ; les papillons virevoltaient d’oreille en oreille ; du bruissement feutré des poèmes chuchotés, surgissaient certains mots clairs qui résonnaient dans l’air.
Azur souffla près d’un visage :
Par les soirs bleus d’été, j’irai dans les sentiers, Picoté par les blés, fouler l’herbe menue : Rêveur.
Rêveurs, les enfants qui trouvent tout dans rien, rebondit un petit citron virevoltant.
Les grandes personnes qui ne trouvent rien dans tout
en ont perdu le souvenir…
Souvenir : Que la montagne est belle ! poursuivit le flambé en glissant dans l’air.
En voyant un vol d’hirondelles,
Rêver très haut pour ne réaliser trop bas.
Bas, ici-bas : le monde ne mourra pas par manque de merveilles… souffla un bel apollon sur une épaule décharnée.
…Mais par manque d’émerveillement.
Veillement – veille Science sans conscience n’est que ruine de l’âme, chantonna une proserpine à l’orée d’une oreille.
Rien ne sert de courir, il faut savoir vers où.
Où ? – de terre, un rat sortit entre les pattes d’un lion, continua un machaon sur une pommette.
L’époque résonne de portes closes,
Et ça dit non avec la tête…
..Mais oui avec le cœur : on a souvent besoin d’un plus petit que soi.
Les papillons se posèrent en haut de la treille pour observer l’effet de leur bourrasque poétique sur les lambeaux. Ils les virent pour la première fois fermer la bouche et mâcher lentement, l’air ébahi. Des voix s’élevèrent parmi eux :
– Humhum, comme c’est bon !
– Oh merci, merci, quel festin !
– Encore une cuillère, s’il vous plaît !
Les lambeaux cessaient de gémir et parlaient enfin ! Les papillons volèrent aussitôt prévenir les autres animaux ; quand il vit les lambeaux l’air si apaisé, Mano s’écria ravi :
– Mais c’est ça qu’il leur fallait ! Et nous qui les gavions de légumes et de graines !
Comme pour répondre à Mano, un des affamés lança de sa voix rocailleuse :
– Vous savez ce qu’on nous répond quand on se manifeste ? Hé bien, on ose nous dire : « Mais non, tu n’as pas faim, c’est dans ta tête ! ».
Un autre affamé au ventre gonflé par la faim renchérit :
– Ou alors, ils nous disent : « Il y a d’autres priorités plus vitales que vous ! Sur la pyramide des besoins, vous êtes tout en haut ! Mais vous croyez qu’c’est la fête, la prospérité pour tout le monde ?! Qu’on peut vous nourrir à tout bout d’champ comme ça, alors qu’il faut se serrer la ceinture ! ».
Un troisième affamé au crâne pelé continua :
– Oui, et ils essaient de nous faire taire en nous balançant tout un tas de choses indigestes, les « produits de consommation » comme ils disent ; nous, on les appelle « bourratifs », parce que ça remplit sans nourrir. On ne mange pas d’ce pain-là nous !
Un autre affamé s’indigna :
– Parfaitement ! Et quand il y a des mets alléchants autour de nous, le Normopathe réprime notre élan ! s’exclama t-il en faisant trembler la peau flasque qui pendait aux os de ses bras. Il nous réduit au silence en criant : « Ce n’est pas important que tu aies faim ! ».
– Le Normopathe ? demanda Couspeau le pic noir, sa calotte rouge émergeant entre les trompettes bleues des volubilis.
– Oui, c’est le maître des normes qui impose sa dictature à l’intérieur de chaque humain, répondit l’affamé au crâne pelé. Il est devenu complètement obsédé depuis que la société humaine semble avoir perdu la boule !
– Perdu la boule ? répéta l’écureuil Chafouin en se grattant la crinière. Il avait entendu quantité d’expressions humaines depuis que les lambeaux surgissaient dans le Synclinal, mais jamais celle-ci.
– Oui, parfaitement ! continua le lambeau à la peau flasque. Elle court très vite dans tous les sens, et on ne sait vers où !
L’affamé à la voix rocailleuse reprit :
– La mission du Normopathe, c’est justement de nous faire taire pour que ça aille plus vite ! Parce que, voyez-vous, nous sommes pour lui des petits grains de sable qui ralentissent le grand remue-ménage des bourratifs…
– Bah oui ! renchérit l’affamé au ventre gonflé. Si on commence à se mettre à table, si chacun y met du sien, y va de sa p’tite faim, mais on n’a pas fini ! Chaque seconde compte pour faire tourner le grand remue-ménage !
Les animaux écoutaient les yeux écarquillés, s’efforçant de comprendre ce qu’était cet étrange dictateur qui faisait sa loi à l’intérieur des humains.
– Mais vous n’avez vraiment rien à manger ? reprit Mano en fouettant l’air de sa belle queue rousse en panache.
– Si, mais il y a tant d’obstacles pour s’asseoir à la table ! s’exclama l’affamé au crâne pelé. La course en tous sens ne laisse plus de temps pour nous nourrir, plein de bons plats sont mis sous cloche par tout un tas de protocoles, et cette vieille rengaine de la pyramide des besoins nous fait passer à la trappe…
L’affamé à la voix rocailleuse continua :
– Et la dictature du Normopathe s’est étendue à tout, même aux moments où nous devrions enfin manger! Sa voix résonne à longueur de temps pour rappeler les gestes tarifés, les idées adaptées, le timing, le planning, les sourires feints et les mots vides, toute cette mascarade à la gloire des bourratifs !
– Et cet air désolant de fantômes de passage ou de bourrés potentiels qu’il faut afficher en public ! s’indigna un autre affamé. Tous ces faux-semblants qui donnent le change en nous étouffant !
– Moi j’suis sûr que le Normopathe a un idéal caché, continua d’un air malin l’affamé au crâne pelé. Au fond, il veut que les humains ressemblent à leurs machines, qu’ils aillent aussi vite qu’elles, qu’ils soient aussi déterminés; s’ils pouvaient être fait de rouages mécaniques bien huilés qui ne laisseraient place à rien d’autre, qu’il serait content !
Depuis ce jour-là, les animaux se relayèrent chaque jour auprès des lambeaux pour les nourrir. Les écureuils les faisaient swinguer au rythme endiablé de leurs tam-tam en coques de noix ; les oiseaux leur offraient de merveilleux ballets aériens, en particulier les grands corbeaux noirs qui s’ébattaient en pirouettes acrobatiques entre les vols lents et gracieux des aigrettes blanches de la Vèbre ; Couspeau le pic savant du Synclinal, leur donnait des conférences sur l’écosystème de la forêt, et la cohorte des papillons les régalait chaque jour de commandos poétiques fulgurants et soudains. Même les couleuvres d’Esculape s’y mirent, en leur enseignant l’art du yoga qu’elles pratiquaient depuis leur naissance et qu’elles transmettaient aux animaux stressés comme les lièvres ou les campagnoles qui malmenaient leurs corps à force de courir en tous sens ; les lambeaux apprirent avec elles les mouvements de contorsion relaxants qui dynamise le souffle et apaise l’esprit. Et tous les soirs, les animaux allumaient le feu de la veillée au pied de la treille; les lambeaux raffolaient des histoires du Synclinal qu’ils trouvaient très nourrissantes.
Quand l’automne commença à flamboyer dans les feuillages, les lambeaux avaient déjà repris beaucoup de poids ; une fine couche de graisse adoucissait les contours anguleux de leurs silhouettes ; des cheveux avaient repoussé sur les crânes pelés et les oedèmes aux chevilles, aux mains et aux ventres s’étaient lentement dégonflés. Les animaux estimèrent bientôt que les lambeaux étaient suffisamment ragaillardis pour couper leurs racines, et les laisser aller et venir librement dans le Synclinal. Une fois libérés, ils se mirent à courir en tous sens, ivres de joie dans ce grand espace fourmillant de nourritures. Ils en trouvaient un peu partout en furetant, sous le tapis de feuilles de la forêt, accrochées aux branches des arbres, entre les roseaux de la Vèbre, au fond des grottes, sur les hauteurs des Trois becs parmi les chamois… Au pied d’un érable rougeoyant, un des affamés souleva un tronc moussu et une chanson savoureuse s’échappa :
« Foule sentimentale,
on a soif d’idéal,
attiré par les étoiles les voiles,
que des choses pas commerciales… »
Elle tourbillonna un instant parmi les feuilles rouges, puis s’envola en chantonnant :
« Oh la la la vie en rose, le rose qu’on nous propose… »
Un autre affamé trouva dans un roncier un pavé bleu sur lequel étaient gravés ces délicieux cris du coeur : « Plutôt la vie ! L’imagination au pouvoir ! ». Un autre encore déboucha dans une clairière lumineuse où virevoltaient des libellules qu’il prit pour des fées ; il s’assit dans l’herbe et elles lui rejouèrent « Le songe d’une nuit d’été », ce délicieux conte qui l’avait longtemps nourri ; il quitta la clairière tout ému en repensant à cette phrase qu’il gardait en mémoire : « Ils ont échoué car ils n’ont pas commencé par le rêve ». L’affamé à la voix rocailleuse, féru d’astrophysique, s’aventura un après-midi, avec les couleuvres devenues ses amies, en haut du grand hêtre pour découvrir l’observatoire d’Hector ; il commença à escalader l’étrange échelle en corde qui montait en s’enroulant autour du tronc. Il se rendit bientôt compte qu’elle suivait un chemin de mots gravés dans l’écorce qui déployait une phrase jusqu’à la cime :
étoiles.
les
dans
tête
la
terre,
sur
pieds
Les
Quand il arriva sur la petite plateforme de l’observatoire, il admira la belle carte des constellations que le rouge-gorge avait tendue entre deux branches ; sur une grande ardoise au-dessus d’elle, se déployait le vol d’un bel oiseau blanc dessiné à la craie, sous lequel ondoyaient ces mots : « L’imagination la Liberté ».
est de
le Ciel
Un jour, alors qu’ils pique-niquaient tous ensemble près de la treille aux volubilis, un lambeau se mit à expliquer à Raguse ce qu’était la pyramide des besoins pour les humains. Un autre lambeau s’indigna alors :
– La pyramide des besoins, mais parlons-en ! Peut-être que si on nous nourrissait tous plus souvent, les humains communiqueraient mieux entre eux ; ils deviendraient certainement plus sages et se partageraient mieux les choses, et il n’y aurait plus autant de pauvres affamés à l’esprit totalement accaparé par leurs besoins de base bafoués !
– Bien dit ! renchérit le lambeau à la voix rocailleuse. Une humaine très clairvoyante a dit une fois qu’à force de ne plus nous nourrir, les humains peuvent perdent leur capacité à se voir comme égaux les uns les autres, et en arriver à ne plus se respecter du tout … et ça peut aller jusqu’aux pires atrocités, des choses, mais des choses…
– Inimaginables ! continua un autre lambeau. Parce que, justement, ils n’imaginent plus ce qu’ils détruisent !
Ils restèrent un instant en silence, une rafale de mistral bruissant dans les feuillages.
– Mais quel festin avec vous mes amis ! reprit le lambeau à la voix rocailleuse en souriant aux animaux. Vous faites vos récoltes en récitant des poèmes, vous construisez des huttes en chantant, vous restaurez vos corridors en jouant, vous organisez la vie du Synclinal en faisant des réunions suivies de veillée aux histoires… Avec vous, on a vraiment les pieds sur terre et la tête dans les étoiles !
Son envolée lyrique fit frémir de plaisir Rosi, une jolie Rosalie des Alpes qui adorait être emportée par la fièvre des poètes ; elle n’arrêtait pas de tanner Azur dès qu’elle le croisait pour qu’il lui récite « Par les soirs bleus d’été ».
Dans l’après-midi, Mano emmena quatre lambeaux découvrir le travail des termites, réputées dans tout le Synclinal pour leur participation essentielle à la fertilité de la terre ; ces sortes de petites fourmis blanches avaient le don rare de digérer le bois, en redonnant à la terre des sels minéraux qui lui étaient essentiels.
Devant un vieux tronc grouillant de termites, Mano leur expliqua :
– Les termites s’échangent la nourriture ; elle passe par tous les estomacs de la colonie en quelques jours et profite à tout le monde.
– Ça alors, c’est incroyable ! s’exclama le premier lambeau l’air ahuri.
– Et les termites ont un jabot social rempli des aliments qu’ils régurgitent pour leurs congénères qui n’ont pas l’énergie ou la capacité de se nourrir eux-mêmes. Quand ils ont faim, ceux-là font des caresses avec leurs antennes pour demander un peu de nourriture.
Ils observèrent en silence deux termites s’échanger du suc gluant de mandibule à mandibule. Le deuxième lambeau souffla alors :
– Nous, on ne partage plus ce qui nous nourrit ; c’est comme si on ne savait plus comment faire…
– Il a raison ! continua le troisième. Quand on est saisi par la beauté d’un coucher de soleil qui embrase le ciel, on aimerait le partager, même avec des inconnus… Et bien non, chacun continue son chemin tête baissée, en jetant des regards furtifs au soleil. Le Normopathe a horreur que l’on perde notre temps à nous émerveiller !
Le quatrième lambeau renchérit :
– Oui et c’est pareil quand quelqu’un aurait envie d’échanger avec nous parce qu’il a vu qu’on lisait son livre de chevet ; et bien non, le Normopathe veille aux grains, il est là, sur ses grands chevaux : « Allons ! Ça ne se fait pas ! Quelle idée fantaisiste ! Parler de ce qui nous émeut, comme ça, de but en blanc ! », ou bien quand on entend une chanson qu’on aime, fredonnée dans la rue : « Un peu de retenue tout de même ! On n’est pas dans une comédie musicale ! ». Et voilà comment les humains se dessèchent peu à peu, et ne savent plus communiquer entre eux qu’avec le langage froid et morbide du Normopathe !
Les quatre lambeaux revinrent les jours suivants observer les termites ; au fil du temps, ces derniers se mirent à leur raconter des choses passionnantes sur leur terre d’origine, et les lambeaux revenaient le soir à la veillée la mine réjouie ; l’écureuil Chafouin, toujours prompte à s’amuser, trouva même qu’ils avaient un petit air espiègle, comme s’ils tramaient quelque chose.
L’automne touchait à sa fin, et les lambeaux suffisamment ragaillardis étaient enfin prêts à repartir dans le monde des humains par le puits qui s’ouvrait au cœur de la forêt. Lors de la veillée d’adieux, alors qu’ils étaient réunis autour du feu sous la voûte étoilée, les quatre lambeaux se levèrent en échangeant des regards entendus; l’un d’eux, coiffé d’une couronne de lierre, dit à l’assemblée :
– En collaboration avec les termites, nous avons préparé une surprise pour vous remercier de votre accueil…
Des exclamations enthousiastes traversèrent l’assemblée. Tandis que ces camarades disparurent derrière des taillis proches, le lambeau reprit :
– Les termites nous ont parlé du « Chant des pistes » qui enchante leur terre d’origine. Les humains aborigènes qui l’habitent la foulent en chantant et en dansant pour se remémorer le « Temps des Rêves », celui de leurs ancêtres fondateurs qui, en découvrant l’immense espace vide, froid et sans vie des origines, s’y promenèrent en créant sur leur passage des lacs, des collines, des montagnes, des forêts, des rivières…Bref, tous ces paysages dont les humains ont hérités pour bien vivre. Les termites ont donné naissance à un merveilleux instrument de musique qui appelle le Temps des Rêves… dit-il en désignant ces camarades qui revenaient en portant sur l’épaule trois beaux didgeridoos.
La colonie de termites les avait façonnés en creusant plusieurs jours durant l’intérieur d’un tronc d’eucalyptus. Les trois lambeaux se mirent à les faire vibrer de tout leur souffle ; on aurait dit qu’ils faisaient remonter les vibrations sourdes enfouies dans la Terre. Les couleuvres d’Esculape trouvèrent leurs chants si envoûtants qu’elles se mirent à se contorsionner au rythme des vibrations qu’elles ressentaient par toutes les écailles de leur ventre ; Rosi était littéralement en transe, ses longues antennes pointées vers l’avant scandant le tempo.
Alors qu’ils continuaient à bourdonner, le lambeau à la couronne de lierre se mit à conter le « Mythe des termites » :
« Au commencement, tout était froid et sombre.
Bur Buk Boon était en train de préparer du bois pour le feu afin d’apporter protection, chaleur et lumière à sa famille.
Bur Buk Boon remarqua soudain qu’une bûche était creuse et qu’une famille de termites grignotait le bois tendre du centre de la bûche.
Ne voulant pas blesser les termites, Bur Buk Boon porta la bûche creuse à sa bouche et commença à souffler.
Les termites furent projetés dans le ciel nocturne, formèrent les étoiles et la Voie lactée, illuminant le paysage.
Et pour la première fois, le son du didgeridoo bénit la Terre-Mère, la protégeant elle et tous les esprits du Temps du rêve, avec ce son vibrant pour l’éternité. »¹
Fable dédiée aux peuples qui cultivent un regard poétique sur le monde ;
A Roland Gori, qui nous éclaire sur la destruction de notre environnement symbolique – qui va de pair avec celle de notre environnement naturel. Et qui a dit : « Il n’y aura pas d’émancipation politique sans émancipation culturelle »
Et à Claude Vannier, militant d’ATD quart-monde, qui a durement lutté, et écrit un beau poème intitulé « Je me sens seul au monde ».
¹ Mythe aborigène.
Les affamés par Elina Batam, le 5 février 2013.