Deux vrais amis vivaient au Monomotapa :
L’un ne possédait rien qui n’appartînt à l’autre :
Les amis de ce pays-là
Valent bien dit-on ceux du nôtre.
Une nuit que chacun s’occupait au sommeil,
Et mettait à profit l’absence du Soleil,
Un de nos deux Amis sort du lit en alarme :
Il court chez son intime, éveille les valets :
Morphée avait touché le seuil de ce palais.
L’Ami couché s’étonne, il prend sa bourse, il s’arme ;
Vient trouver l’autre, et dit : Il vous arrive peu
De courir quand on dort ; vous me paraissiez homme
A mieux user du temps destiné pour le somme :
N’auriez-vous point perdu tout votre argent au jeu ?
En voici. S’il vous est venu quelque querelle,
J’ai mon épée, allons. Vous ennuyez-vous point
De coucher toujours seul ? Une esclave assez belle
Etait à mes côtés : voulez-vous qu’on l’appelle ?
– Non, dit l’ami, ce n’est ni l’un ni l’autre point :
Je vous rends grâce de ce zèle.
Vous m’êtes en dormant un peu triste apparu ;
J’ai craint qu’il ne fût vrai, je suis vite accouru.
Ce maudit songe en est la cause.
Qui d’eux aimait le mieux, que t’en semble, Lecteur ?
Cette difficulté vaut bien qu’on la propose.
Qu’un ami véritable est une douce chose.
Il cherche vos besoins au fond de votre coeur ;
Il vous épargne la pudeur
De les lui découvrir vous-même.
Un songe, un rien, tout lui fait peur
Quand il s’agit de ce qu’il aime.
Analyses de Chamfort – 1796.
V. 2. L’un ne possédait rien qui n’appartînt à, l’autre.
Après ce vers qui dit tout, La Fontaine n’ajoute plus rien. Quelle grâce encore et quelle mesure dans ce mot , dit-on ? Avec moins de goût, un autre poète aurait fait une sortie contre les amis de notre pays: C’est l’art de La Fontaine de faire entendre beaucoup plus qu’il ne dit.
V. 9. Morphée avait touché le seuil de ce palais.
Toujours quelque grand trait de poésie , sans jamais blesser le naturel.
V. 16. J’ai mon épée , allons. . . .
Voici qui paraît bien français, et l’on croirait que nous ne sommes point au Monomotapa.
V. 18…..Voulez-vous qu’on l’appelle ?
Nous ne sommes plus en France : nous voilà dans le fond de l’Afrique.
V. 21. Vous m’êtes en dormant un peu triste apparu.
Quel sentiment dans ce mot, un peu. La fin de cet Apologue est au-dessus de tout éloge, tout le monde le sait par cœur.
Analyse littéraire et grammaticale, Charles Nodier,1818.
*Deux vrais amis vivaient au Monomotapa :
1 La recherche de ce nom bizarre et de ce lieu éloigne produit une épigramme charmante.
*Valent bien dit-on ceux du nôtre.
2 Ce trait est encore un de ceux où se manifeste la franche naïveté de La Fontaine. Il a dit quelque chose de fort gai en plaçant ces vrais amis au Monomotapa ; mais comme sa malice est toute naturelle et sans artifice, il revient bonnement sur sa pensée. « Quelle grâce et quelle mesure dans ces mots, dit-on? avec moins de goût, un autre poète auroit fait une sortie contre les amis de notre pays. C’est l’art de La Fontaine de «faire entendre beaucoup plus-qu’il ne dit. ” Chamfort.
*Une nuit que chacun s’occupait au sommeil,
3 Voilà un mot bien heureux, et qui peint parfaitement le caractère de La Fontaine. Il n’y avoit que lui qui pût trouver cette ravissante expression, s’occuper au sommeil, lui qui des deux parts de sa vie souloit passer
L’une à dormir et l’autre à ne rien faire.
Le sommeil est évidemment pris dans cet exemple pour une occupation.
*J’ai mon épée, allons. Vous ennuyez-vous point
4 Ceci n’est pas conforme aux mœurs du Monomotapa.
*Vous m’êtes en dormant un peu triste apparu ;
5 « Quel sentiment dans ce mot un peu! La fin de cet apo-« logue est au-dessus de tout éloge ; tout le monde la sait par « cœur. » Chamfort.