Anecdote (*).
J ‘ose de l’amitié me déclarer l’apôtre,
Et, sans aller chercher le Monomotapa,
Aux amis de ce pays-là
Je veux comparer ceux du nôtre.
Deux amis donc vivoient (on sera bien surpris
D’apprendre que ce couple existoit à Paris) :
L’un des deux avoit su courtiser la fortune,
Et, comble de ses dons, il s’en faisoit honneur :
L’autre avoit fui toujours une gêne importune,
Et pour lui le rien faire étoit le vrai bonheur.
Un parent lui donnoit asile,
Le défrayoit de tout. Là, notre homme sans soin,
Pour qui c’étoit assez d’ignorer le besoin,
Laissoit couler ses jours, satisfait et tranquille.
Le bon parent meurt intestat,
Et voilà notre sage en un fâcheux état ;
Mais son ami l’apprend, chez lui soudain il vole :
(Maint ami dans ce cas attend au lendemain) ;
Celui-ci, plus ardent, trouve l’autre en chemin :
Point de pleurs, de soupirs, aucun propos frivole,
Et, pour tout compliment,
A l’ami que déjà sa présence console
Et qu’entre ses deux bras il serre étroitement :
— « Je sais, dit-il, quel coup funeste
» Vient de frapper ton cœur, je le sens comme toi ;
» Mais tout n’est pas perdu, puisqu’un ami te reste.
» Ce qu’ailleurs tu trouvois je te l’offre chez moi,
» Et toute ma fortune, en un mot, t’est acquise :
» Viens donc en mon logis l’installer pour jamais. »
L’autre, sans montrer de surprise,
Mais vivement ému, répond avec franchise :
— « Chez toi, mon digne ami, chez toi ! c’est où j’allois. »
Lecteur sensible, instruit ou sage,
Je ne demande point lequel aimoit le mieux ;
Sans doute ils aimoient bien tous deux,
Mais le second, je crois, le prouva davantage.
Philosophe enchanteur, et poète chéri,
Toi qui, des doctes Sœurs, de Minerve, des Grâces,
Fus l’amant et le favori !
Toi, de qui vainement on veut suivre les traces,
Copié tant de fois et jamais imité,
Bon homme Jean ! Si j’ose affoiblir dans mes rimes
Un sujet consacré par tes pinceaux sublimes,
Pardonne à ma témérité :
Ne vois pas le rimeur, mais vois l’âme sensible.
Ah ! je n’ai point l’orgueil risible
D’imaginer t’avoir atteint.
Mais tes amis parfaits sont, hélas ! une fable :
Pour moi, dans les deux miens, j’offre un fait véritable.
Et je dois plaire aussi quand c’est toi que j’ai peint.
(*) Aussitôt après la mort de Madame de La Sablière, M. d’Hervart ayant rencontré La Fontaine dans la rue, lui dit : « Je vous cherchois pour vous prier de venir loger chez moi. » — « J’y allois, » répondit La Fontaine. (Voy. Hist. de la vie et des ouvrages de La Fontaine, par M. Walckenaer, troisième édition, p. 558.) C’est cette réponse d’une sensibilité si profonde qui a fourni le sujet de l’anecdote suivante, laquelle forme encore le pendant d’une des plus belles fables du bonhomme, intitulée également : les deux Amis.
Les deux Amis, fable de Jean de La Fontaine
Deux vrais amis vivaient au Monomotapa :
L’un ne possédait rien qui n’appartînt à l’autre :
Les amis de ce pays-là
Valent bien dit-on ceux du nôtre.
Une nuit que chacun s’occupait au sommeil,
Et mettait à profit l’absence du Soleil,
Un de nos deux Amis sort du lit en alarme :
Il court chez son intime, éveille les valets :
Morphée avait touché le seuil de ce palais.
L’Ami couché s’étonne, il prend sa bourse, il s’arme ;
Vient trouver l’autre, et dit : Il vous arrive peu
De courir quand on dort ; vous me paraissiez homme
A mieux user du temps destiné pour le somme :
N’auriez-vous point perdu tout votre argent au jeu ?
En voici. S’il vous est venu quelque querelle,
J’ai mon épée, allons. Vous ennuyez-vous point
De coucher toujours seul ? Une esclave assez belle
Etait à mes côtés : voulez-vous qu’on l’appelle ?
– Non, dit l’ami, ce n’est ni l’un ni l’autre point :
Je vous rends grâce de ce zèle.
Vous m’êtes en dormant un peu triste apparu ;
J’ai craint qu’il ne fût vrai, je suis vite accouru.
Ce maudit songe en est la cause.
Qui d’eux aimait le mieux, que t’en semble, Lecteur ?
Cette difficulté vaut bien qu’on la propose.
Qu’un ami véritable est une douce chose.
Il cherche vos besoins au fond de votre cœur ;
Il vous épargne la pudeur
De les lui découvrir vous-même.
Un songe, un rien, tout lui fait peur
Quand il s’agit de ce qu’il aime.