Pañchatantra ou fables de Bidpai
Contes et fables Indiennes – Les deux Béliers et le Chacal
V. – Aventures de Dévasarman
Les deux Béliers et le Chacal
Il y a dans une contrée un couvent où demeurait un religieux mendiant nommé Dévasarman. Ce religieux, en vendant des vêtements fins que lui avaient donnés beaucoup de personnes qui faisaient faire des sacrifices, avait, avec le temps, gagné une grosse somme d’argent. Aussi ne se fiait-il à personne ; nuit et jour il gardait son argent sous son aisselle et ne le quittait pas. Et certes on dit avec raison :
Peine pour acquérir les richesses et pour les conserver quand elles sont acquises, peine dans le gain, peine dans la dépense : fi ! les richesses ne contiennent qu’affliction !
Mais un rusé voleur du bien d’autrui, nommé Àchâdhabhoûti, vit la somme d’argent cachée sous l’aisselle du religieux, et pensa : Comment lui prendrai-je cette somme d’argent ? Dans ce couvent il n’est toutefois pas possible de percer le mur, à cause de la solidité de la maçonnerie, et l’on ne pourrait pas entrer par la porte, parce qu’elle est trop élevée. Je vais donc inspirer de la confiance à ce religieux, au moyen de paroles trompeuses, et me faire son disciple, afin qu’il se lie à moi. Car on dit :
Celui qui n’a pas de désirs ne peut pas être possesseur, celui qui n’est pas amoureux ne peut pas aimer la parure, celui qui n’a pas d’esprit ne peut pas parler agréablement, celui qui parie franchement ne peut pas être un trompeur.
Après avoir pris cette résolution, il alla auprès du religieux, se prosterna en prononçant ces paroles : Om ! salut à Siva ! et dit avec respect : Vénérable, ce monde est vain, la jeunesse ressemble au courant d’une rivière de montagne, la vie est semblable à un feu d’herbes, les jouissances sont pareilles à l’ombre d’un nuage, la liaison avec ses enfants, sa femme, ses amis et ses serviteurs, est comme un songe. Je sais très-bien cela. Que dois-je donc faire pour traverser l’océan de cette vie ?
Lorsque Dévasarman eut entendu ces mots, il dit avec déférence : Mon enfant, tu es heureux d’avoir, dans le premier âge, ce dégoût du monde. Car on dit :
Celui qui est maître de ses sens dans le premier âge est maître de ses sens : c’est mon opinion. Quand les organes dépérissent, à qui le calme ne vient-il pas ?
Les bons vieillissent d’abord par l’esprit, puis par le corps ; mais les méchants vieillissent par le corps et jamais par l’esprit.
Et puisque tu me demandes le moyen de traverser l’océan de cette vie, écoute :
Un soûdra ou même un autre, ou un tchândâla, s’il porte les cheveux tressés, s’il est initié au moyen de la formule de Siva, et s’il a le corps couvert de cendres, peut devenir un brahmane.
Celui qui, en prononçant la formule de six syllabes, pose lui-même une seule fleur sur la tête du linga, ne renaît plus.
Après avoir entendu cela, Achâdhabhoûti prit les pieds du religieux et dit avec respect : Vénérable, fais-moi donc la grâce de me donner une pénitence. — Mon enfant, répondit Dévasarman, je te ferai cette faveur ; mais pendant la nuit tu n’entreras pas dans le couvent, parce que l’isolement est recommandé aux religieux, à toi et à moi aussi. Car on dit :
Un roi est perdu par les mauvais conseils, un religieux par la fréquentation , un fils par les caresses. un brahmane par l’absence d’étude, une famille par un mauvais fils, la disposition au bien par la société des méchants, l’amitié par le manque de confiance, l’opulence par le défaut de conduite, l’affection par le séjour en pays lointain, la pudeur par l’ivresse, la culture par l’absence de surveillance, l’argent par la prodigalité et l’incurie.
Ainsi, lorsque tu auras contracté les obligations religieuses, tu coucheras à la porte du couvent, dans une hutte d’herbes. — Vénérable, dit Achâdhabhoûti, j’obéis à ton ordre, car je fais cela en vue de l’autre monde.
Puis quand il eut pris l’engagement relatif au coucher, Dévasarman lui donna sa faveur et fit de lui son disciple suivant la règle énoncée dans les livres sacrés. Achâdhabhoûti, de son tchândâla, selon la loi, est l’homme né d’un soûdra et d’une brâhmani ou femme de la caste brahmanique. C’est, dit Manou, le dernier des mortels ; sa demeure doit être hors du village.
A côté, en lui frottant les mains et les pieds, en lui apportant des feuilles de papier et en lui rendant d’autres services, lui donna la plus grande satisfaction ; mais cependant le religieux tenait son argent sous son aisselle, et ne le lâchait pas. Comme le temps se passait ainsi, Achâdhabhoûti lit ces réflexions : Ah ! il ne prend nullement confiance en moi. Par conséquent, vais-je lui donner la mort, même en plein jour, avec une arme, ou lui donner du poison, ou bien le tuer comme tuent les hôtes ? Tandis qu’il réfléchissait ainsi, le fils d’un disciple de Dévasarman vint d’un village pour inviter ce religieux, et dit : Vénérable, viens à ma maison pour un pavitrârohan (1). Lorsque Dévasarman eut entendu cela, il partit le cœur joyeux avec Achâdhabhoûti. En allant ainsi, il rencontra devant lui une rivière. Dès qu’il la vit, il ôta sa somme d’argent de dessous son aisselle, la mit dans un haillon et la cacha bien, se baigna, rendit hommage aux dieux et dit ensuite à Achâdhabhoûti : Hé, Achâdhabhoûti ! jusqu’à ce que je revienne après avoir fait mes nécessités, tu garderas avec soin ce haillon de Yogeswara. Après qu’il eut dit cela, il s’en alla. Mais quand il fut hors de vue, Achâdhabhoûti prit la somme d’argent et partit promptement. Tandis que Dévasarman, charmé des qualités de son disciple et plein de confiance, était accroupi, il vit au milieu d’un troupeau de toisons d’or un combat de béliers. Les deux béliers furieux, s’éloignant l’un de l’autre et s’élançant de nouveau, se frappaient avec le front, et beaucoup de sang coulait. Un chacal était entré dans le champ de bataille et léchait le sang avec avidité. Dévasarman, quand il vit cela, pensa : Ah ! ce chacal est stupide. Si de façon ou d’autre il tombe au milieu du choc de ces deux béliers, il trouvera certainement la mort : c’est mon opinion. Et, un instant après, le chacal, se jetant entre eux par avidité de lécher le sang, tomba ainsi entre leurs têtes qui se heurtaient, et mourut. Dévasarman le pleura et retourna vers sa somme d’argent. Pendant qu’il arrivait lentement, il ne vit plus Achâdhabhoûti, et lorsque ensuite, après s’être purifié, il examina le haillon avec inquiétude , il n’y avait plus de somme d’argent. Puis disant : Hélas ! hélas! j’ai été volé ! il tomba à terre évanoui. Il reprit aussitôt connaissance, se releva et se mit à crier en sanglotant : Hé, hé, Achâdhabhoûti ! après m’avoir trompé, où es-tu allé ? Réponds-moi donc. Quand il se fut bien lamenté de cette façon, il s’en alla lentement, cherchant les traces d’Achâdhabhoûti. En marchant ainsi, il arriva le soir à un village. Or un tisserand, avec sa femme, partait de ce village pour la ville voisine, afin de boire des liqueurs spiritueuses. Dévasarman, dès qu’il le vit, lui dit : Hé, mon cher ! je viens auprès de toi comme hôte du soir. Je ne connais personne dans ce village ; remplis donc le devoir de l’hospitalité. Car on dit :
L’hôte qui vient le soir après le coucher du soleil ne doit pas être chassé par un maître de maison : en le traitant avec honneur les maîtres de maison vont à l’état de divinité.
Et ainsi :
Des herbes, la terre, de l’eau, et en quatrième lieu une parole agréable, voilà des choses qui ne manquent jamais dans la demeure des gens de bien.
Le bon accueil satisfait Agni ; le siège, Satakratou ; le lavement des pieds, les Mânes ; la nourriture prise, Pradjâpali.
Lorsque le tisserand eut entendu cela, il dit à sa femme : Ma chère, va à la maison avec cet hôte, lave-lui les pieds, donne-lui des aliments, un lit et les autres soins de l’hospitalité, et reste là. Je t’apporterai beaucoup de liqueur. Après qu’il eut dit cela, il partit. Sa femme, qui était une libertine, emmena le religieux et retourna à la maison avec une figure riante et pensant dans son cœur à Dévadatta. Et certes on dit avec raison :
Dans un jour sombre, dans une épaisse obscurité, dans des rues impraticables, et quand son mari est en pays étranger, la femme lascive éprouve le plus grand bonheur.
Et ainsi :
Un tapis sur le lit, un mari gracieux, une couche charmante, les femmes amoureuses qui désirent le plaisir volé estiment cela aussi peu qu’un brin d’herbe.
Et ainsi :
À la femme libertine le badinage de son mari brûle la moelle ; son amour, les os ; ses douces paroles lui sont désagréables : il ne peut y avoir de plaisir pour des époux qui ne s’aiment pas.
Et ainsi :
Chute de la famille, blâme du monde, captivité même et risque de la vie, la femme impudique, toujours attachée à un autre homme, consent à cela.
Puis, rentrée à la maison, la femme du tisserand donna à Dévasarman une couchette sans matelas et brisée, et dit : ô vénérable ! je vais parler à une amie qui arrive d’un village, et je reviens bien vite ; pendant ce temps tu auras soin de notre maison. Après qu’elle eut ainsi parlé, elle fit toilette et s’en alla vers Dévadatta. Aussitôt arriva en face d’elle son mari, le corps chancelant d’ivresse, les cheveux flottants, trébuchant à chaque pas et tenant un pot de liqueur spiritueuse. Dès qu’elle l’aperçut, elle retourna bien vite, rentra dans sa maison, mit bas sa toilette et fut comme auparavant. La voyant se sauver si bien parée, le tisserand, qui déjà avait l’esprit troublé par les mauvais bruits que les chuchotements avaient fait parvenir jusqu’à ses oreilles, mais qui avait toujours dissimulé ses soupçons, le tisserand, témoin ensuite d’une pareille conduite et assuré de la vérité par ses yeux, rentra en colère à la maison, et lui dit : Ah ! méchante coureuse, où es-tu allée ? — Depuis que je suis revenue d’auprès de toi, répondit-elle, je ne suis allée nulle part. Comment donc l’ivresse peut-elle te faire dire de pareilles sottises ? Et certes on dit avec raison :
Trouble de l’esprit, chute à terre, paroles inconvenantes, l’ivresse fait voir tous les signes du délire.
Lassitude des mains (déclin des rayons), abandon du vêtement (du firmament), perte de la force (de l’éclat), coloration : l’état produit par la présence de la liqueur spiritueuse (du couchant) est éprouvé aussi par le soleil.
Quand le tisserand entendit ces paroles méchantes et vit le changement de toilette, il lui dit : Coureuse ! depuis longtemps j’entends de mauvais bruits sur ton compte ; aussi, aujourd’hui que je me suis par moi-même convaincu de la vérité, je vais te châtier comme il faut. Après avoir ainsi parlé, il lui rompit le corps de coups de bâton, l’attacha à un pilier avec une corde solide, et, chancelant d’ivresse, tomba dans le sommeil. Cependant une amie de cette femme, la femme d’un barbier, lorsqu’elle sut que le tisserand dormait, vint et dit : Mon amie, Dévadatta attend là-bas ; vas-y donc vite. — Vois, répondit la femme du tisserand, l’état dans lequel je suis : comment puis-je y aller ? Va donc et dis à cet amant qu’en ce moment il m’est impossible d’avoir là une entrevue avec lui. — Mon amie, dit la femme du barbier, ne parle pas ainsi ; ce n’est pas ce que doit faire une femme galante. Car on dit :
Ceux qui vont avec résolution et persévérance chercher le fruit du jujubier dans des lieux d’un accès difficile, ceux-là, je crois, sont comme les chameaux, leur naissance est vantée.
Et ainsi :
Comme un autre monde est douteux et que, sur terre, la médisance des gens est très-variée, elles sont heureuses celles qui trouvent le fruit de la jeunesse dans un galant qui leur est soumis.
Et en outre :
Si, par l’effet du destin, un homme difforme vient à avoir commerce avec une libertine, celle-ci, dût-elle même encourir affliction, n’aime pas son mari, quelque beau qu’il soit.
Si c’est ainsi, répondit la femme du tisserand, dis donc comment, attachée comme je le suis avec une corde solide, je puis m’en aller. Et mon méchant mari est tout proche. — Mon amie, dit la femme du barbier, il ne se tient plus d’ivresse, et il se réveillera quand il aura été touché par les rayons du soleil. Je vais donc te délivrer. Lie-moi à ta place et, dès que tu te seras entretenue avec Dévadatta, reviens bien vite. — Soit, dit la femme du tisserand.
Quelques instants après que cela fut fait, le tisserand se leva ; sa colère s’était un peu apaisée, il était dégrisé, et il dit à la femme : Hé, femme qui t’entretiens avec d’autres hommes ! si à partir d’aujourd’hui tu ne sors plus de la maison et si tu ne parles plus à un autre homme, alors je te délivre. Là-dessus la femme du barbier, par crainte de la différence de voix, ne dit rien. Il lui répéta plusieurs fois ces mêmes paroles ; mais comme elle ne donnait aucune réponse, il se mit en colère, prit une houe affilée, et lui coupa le nez. Puis il dit : Coureuse ! reste maintenant ; je ne chercherai plus à te contenter. Ayant dit ces mots, il se rendormit.
Dévasarman, qui par suite de la perte de son trésor avait le gosier amaigri par la faim et avait perdu le sommeil, vit toute cette conduite de la femme.
La femme du tisserand, après avoir joui comme elle le désirait du plaisir de l’amour avec Dévadatta, revint à sa maison au bout de quelques instants, et dit à la femme du barbier : Te portes-tu bien ? Ce méchant ne s’est pas levé tandis que j’étais sortie ? — Excepté le nez, répondit la femme du barbier, le reste du corps va bien. Délie-moi donc vite pendant qu’il ne me voit pas, afin que j’aille à ma maison.
Après que cela fut fait, le tisserand se leva de nouveau et dit à sa femme : Coureuse ! même maintenant ne parleras-tu pas ? Faut-il que je t’inflige encore un autre châtiment plus cruel et que je te coupe les oreilles ? Celle-ci répondit avec colère et d’un ton de reproche : Fi ! fi ! grand sot ! qui peut me blesser ou me défigurer, moi femme très-vertueuse et fidèle ? Que tous les gardiens du monde même entendent cela ! Et l’on dit :
Le Soleil et la Lune, l’Air et le Feu, le Ciel, la Terre, l’Eau, le Cœur et Yama, le Jour et la Nuit, et les deux Crépuscules, et Dharma, connaissent la conduite de l’homme.
Si donc j’ai de la vertu, que ces dieux rendent mon nez intact et tel qu’il était ; mais si par pensée seulement j’ai désiré un autre homme, alors qu’ils me réduisent en cendres.
Lorsqu’elle eut ainsi parlé, elle dit encore à son mari : Hé, méchant ! regarde : par la puissance de ma vertu mon nez est devenu tel qu’il était. Puis le tisserand prit un tison, et comme il regardait, le nez était tel qu’auparavant et il y avait une grande mare de sang à terre. Saisi d’étonnement, il délia sa femme, l’enleva, la mit sur le lit et chercha à l’apaiser par cent cajoleries.
Dévasarman, témoin de toute cette aventure, fut surpris, et dit ces mots :
Ce qu’Ousanas, sait de science et ce que sait Vribaspati ne remporterait pas sur l’intelligence de la femme : comment donc se défendre contre elle ?
Elles qui appellent le mensonge vérité et la vérité mensonge, comment les hommes sages peuvent-ils se défendre contre elles ici-bas ?
Et ailleurs il est dit :
Il ne faut pas avoir trop d’attachement pour les femmes ; sinon, la puissance augmente chez les femmes, car elles jouent avec les hommes trop attachés comme avec des corbeaux qui ont les ailes coupées.
Elles parlent avec une belle bouche agréable, elles piquent avec la pointe de leur esprit : il y a du miel dans le langage des femmes ; dans leur cœur il n’y a que le poison hâhâbala.
C’est pour cela que les hommes, séduits par un peu de plaisir, sucent la bouche et frappent la poitrine avec les poings, comme font au lotus les abeilles avides de miel.
Et aussi :
Tourbillon des incertitudes, demeure de l’effronterie, ville des témérités, magasin des péchés, maison de cent fourberies, champ des défiances, cette corbeille de toutes les fascinations, impénétrable pour les plus grands et les plus éminents d’entre les hommes, cette machine appelée femme, ce poison mêlé d’ambroisie, par qui cela a-t-il été créé dans le monde, pour la perte de la vertu ?
Les belles aux yeux de gazelle, chez qui l’on vante la fermeté des seins, la mobilité des yeux et la petitesse de la bouche, chez qui l’on cite toujours l’ondulation de la masse des cheveux, la lenteur de la parole, la grosseur des hanches, la timidité du cœur, la fascination qu’elles exercent sur leur amant, et qui ont pour qualités une foule de défauts, pourquoi sont-elles aimées des hommes ?
Elles rient et elles pleurent dans un but intéressé, elles rendent l’homme confiant et ne se fient pas à lui ; par conséquent un homme bien né et de bonne conduite doit éviter les femmes comme les aiguières des cimetières.
Les lions à la gueule redoutable et à la crinière éparse, les éléphants sur qui brillent les raies tracées par la liqueur abondante du rut, les hommes intelligents et les héros dans les batailles, deviennent, auprès des femmes, de bien misérables créatures.
Elles font d’abord des choses agréables tant qu’elles ne s’aperçoivent pas que l’homme a de l’attachement, et quand elles le voient pris dans le filet de l’amour, elles le tirent comme un poisson qui a mordu à l’appât.
En outre :
D’une nature aussi mobile que les flots de la mer, ayant des sentiments qui ne durent qu’une heure comme la ligne des nuages du crépuscule, les femmes, quand leurs désirs sont satisfaits, abandonnent l’homme qui leur est inutile, comme on jette la laque après l’avoir pressée.
Elles fascinent, elles enivrent, elles tourmentent, elles menacent, elles charment, elles affligent ; dès qu’elles sont entrées dans le cœur tendre des hommes, que ne font pas les belles aux jolis yeux ?
En effet, elles sont tout poison à l’intérieur, et à l’extérieur elles sont charmantes : les femmes ressemblent, dit-on, au fruit du goundjâ.
Le religieux mendiant, en faisant ces réflexions, passa la nuit très-péniblement.
L’entremetteuse, avec son nez coupé, alla à sa maison et pensa : Que faut-il faire maintenant ? Comment cette grande plaie pourra-t-elle se cicatriser ? Pendant qu’elle réfléchissait ainsi, son mari était dans la maison du roi pour affaire. Dès le matin il revint à sa maison, et il n’était encore qu’à la porte quand, pressé de faire ses diverses affaires de la ville, il dit à sa femme : Ma chère, apporte vite la boîte à rasoirs, que j’aille faire mes affaires de la ville. Mais la femme, avec son nez coupé, resta debout au milieu de la maison, et, dans l’espoir d’atteindre son but, elle tira un seul rasoir de la boîte et le jeta devant lui. Le barbier, mécontent de ne voir que ce seul rasoir, fut saisi de colère et le rejeta. Dans cette action réciproque, la coquine leva les bras en l’air et sortit de la maison pour crier en sanglotant : Ah ! voyez, ce méchant m’a coupé le nez, à moi dont la conduite est honnête ! Au secours ! Cependant les hommes du roi arrivèrent ; ils rouèrent le barbier de coups de bâton, l’enchaînèrent avec des liens solides, l’emmenèrent à la cour de justice avec la femme au nez coupé, et dirent aux juges : Ecoutez, seigneurs juges. Ce barbier a défiguré cette perle de femme sans qu’elle fût coupable : qu’il lui soit donc fait ce qu’il
mérite. A ces mots les juges diront : Hé, barbier ! pourquoi as-tu défiguré ta femme ? A-t-elle désiré un autre homme, ou a-t-elle par hasard attenté à ta vie, ou bien a-t-elle commis un vol ? Expose donc son crime. Mais le barbier, qui avait le corps endolori de coups, ne put parler. Alors les juges dirent : Ah ! ce que disent les hommes du roi est vrai. Il n’écoute pas, c’est un méchant ; il a fait du mal à cette pauvre femme sans qu’elle fût coupable. Et l’on dit :
L’homme qui a commis un crime, effrayé de son action, a la voix brisée ; son visage change de couleur, son regard est craintif et son énergie s’en va.
Et ainsi :
Il vient à pas chancelants, avec un visage qui change de couleur, une sueur abondante brille sur son front, il prononce des paroles entrecoupées.
L’homme qui a commis un crime est toujours tremblant et regarde à terre ; par conséquent, avec de l’attention, les gens habiles le reconnaîtront à ces signes.
Et en outre :
L’homme pur a le visage serein, il est gai, il a la parole claire et le regard fier, à la cour de justice il parle avec fermeté et il a de l’assurance.
Ainsi l’on voit chez cet homme les marques d’un criminel. Pour mauvais traitements envers une femme, c’est la mort ; par conséquent, qu’on l’empale!
Lorsque Dévasarman le vit conduire au lieu du supplice, il alla vers les juges, et dit : Ah ! ce pauvre homme est injustement mis à mort ! ce barbier est honnête. Ecoutez donc mes paroles :
Un chacal avec un combat de béliers, moi avec Achâdhabhoûti, et une entremetteuse avec l’affaire d’une autre, voilà trois fautes commises par soi-même.
Ensuite les juges lui dirent : Ô vénérable ! comment cela ? Puis Dévasarman raconta avec détail l’histoire de tous les trois. Les juges, quand ils eurent entendu cela, furent très-étonnés ; ils mirent le barbier en liberté, et se dirent les uns aux autres : Ah !
Un brahmane, un enfant, une femme, un ascète et un malade ne doivent pas être mis à mort : le mutilation est la peine établie contre eux pour le plus grand crime.
Ainsi c’est sa conduite même qui a valu à cette femme son nez coupé ; il faut de plus, comme châtiment infligé par le roi, lui couper les oreilles.
Après que cela fut fait, Dévasarman, délivré du chagrin que lui avait causé la perte de son trésor, s’en alla à son couvent.
C’est pour cela que je dis :
Un chacal avec un combat de béliers, moi avec Âchâdhabhoûti, et une entremetteuse avec l’affaire d’une autre, voilà trois fautes commises par soi-même.
Mais, dit Karataka, dans une situation si fâcheuse que devons-nous faire tous les deux ? — Même dans une pareille conjoncture, répondit Damanaka, je déploierai mon intelligence de telle façon que je désunirai Sandjtvaka d’avec le maître. Car on dit :
La flèche décochée par un archer peut tuer un seul homme ou ne pas le tuer ; l’intelligence du sage, quand elle est lancée, détruit un pays avec son chef.
Ainsi j’aurai recours à une fourberie cachée, avec ruse et artifice, et je le briserai. — Mon cher, dit Karataka, si d’une manière ou d’autre Pingalaka ou Sandjîvaka s’aperçoivent de ta ruse et de ton artifice, alors ta perte est certaine. — Mon ami, répondit Damanaka, ne parle pas ainsi. Au temps du malheur, lors même que le destin est orageux, ceux qui recèlent de l’intelligence doivent faire usage de l’intelligence. Il ne faut jamais cesser d’être persévérant. L’intelligence parvient à la domination à la façon dont le perce-bois produit une lettre de l’alphabet. Car on dit :
Il ne faut pas perdre courage, quand même le destin est orageux ; par le courage on peut quelquefois acquérir un rang. Lors même qu’il a essuyé un naufrage sur mer, le marchand voyageur désire faire son métier.
Et ainsi :
La Fortune, ici-bas, va toujours vers l’homme actif. Le destin ! le destin ! c’est le mot des lâches. Laisse le destin et montre du courage autant que tu peux : si, après avoir fait des efforts, tu ne réussis pas, qu’a-t-on à te reprocher ?
Ainsi, sachant cela, au moyen d’une force d’intelligence bien cachée je les désunirai réciproquement de telle sorte que tous deux ils ne s’en apercevront pas. Et l’on dit :
Brahmâ, lui-même ne trouve pas le bout d’une tromperie bien cachée. Un tisserand, sous la forme de Vichnou, jouit de la fille d’un roi.
Comment cela ? dit Karataka. Damanaka dit :
1 Le pavitrârohana est, suivant Wilson, une cérémonie qui consiste à revêtir du cordon brahmanique les images de Dourgâ, le huitième jour de la quinzaine claire de Srâvana (juillet-août) ou d’Achâdha (juin-juillet). Au lieu de pavitrârohana, l’édition de Bombay porte pavitrdropana, mot que Wilson distingue du précédent par la déGnition qu’il en donne. C’est, dit-il, une cérémonie dans laquelle on revêt du cordon brahmanique l’image de Krichna, le douzième jour de la quinzaine claire de Srâvana. De la distinction établie à tort par le savant indianiste anglais entre les mots pavitrârohana et pavitrdropana il résulte que ces deux termes désignent une même cérémonie, accomplie à diverses époques de l’année et en l’honneur de différentes divinités.
- Panchatantra 6