Pañchatantra ou fables de Bidpai
2e. Livre – VII. — Les deux Chacals poursuivant un taureau
Dans un endroit habitait un grand taureau nommé Tikchna-vrichana. Ce taureau, dans l’excès de son ardeur amoureuse, abandonna son troupeau et devint habitant de la forêt, déchirant les bords de la rivière avec ses cornes et mangeant selon son bon plaisir les pointes d’herbes pareilles à des émeraudes. Or dans cette même forêt habitait un chacal nommé Pralobhaka. Un jour ce chacal était assis agréablement avec sa femelle sur un banc de sable de la rivière. Cependant Tikchna-vrichana descendit sur ce même banc de sable pour boire de l’eau. Alors la femelle du chacal vit ses testicules pendants, et elle dit à son mâle : Maître, vois comme ce taureau a deux morceaux de chair qui pendent. Ainsi ils tomberont dans un instant ou dans trois heures. Sachant cela, tu dois le suivre. — Ma chère, répondit le chacal, on ne sait pas si jamais ils tomberont ou non. Pourquoi donc m’ordonnes-tu de me fatiguer en vain ? Cependant, restant ici, je mangerai avec toi les rats qui viennent pour boire, car c’est leur chemin ; mais si je te quitte et que je suive ce taureau, alors un autre viendra et habitera ce lieu. Il n’est donc pas convenable de faire cela. Et l’on dit :
Celui qui abandonne le certain et recherche l’incertain perd le certain, et l’incertain est perdu aussi pour lui.
Hé ! dit la femelle du chacal, tu es un pauvre misérable ; quoi que tu obtiennes, tu en es content. Et l’on dit :
Une petite rivière est facile a remplir, un trou de souris est facile à remplir, un misérable est aisément satisfait et se contente même de peu .
Aussi un homme de mérite doit toujours être actif. Et l’on dit :
Là où il y a entreprise d’efforts, là où il y a absence de paresse, là, par l’union de la sagesse et de la force, le bonheur est entier, assurément.
Qu’on ne pense pas : C’est le destin, et qu’on ne cesse pas de faire ses efforts ; sans effort on ne tire pas d’huile des grains même de sésame.
Et en outre :
Si ici-bas l’homme paresseux est très-satisfait même avec peu de chose, une simple raie portée dans ses comptes réjouit son cœur.
Et ce que tu dis : Ils tomberont ou ne tomberont pas, cela n’est pas non plus convenable. Et l’on dit :
Les hommes résolus sont dignes de louange ; celui qui a une haute fierté est vanté : qu’est le tchâtaka, ce misérable à qui Indra apporte de l’eau ?
D’ailleurs je suis maintenant excessivement dégoûtée de la viande de rat, et ces deux morceaux de chair paraissent près de tomber. Il faut donc absolument ne pas faire autrement.
Lorsque le chacal eut entendu cela, il quitta l’endroit où il prenait des rats, et suivit Tîkchnavrichana. Et certes on dit ceci avec raison :
L’homme est ici-bas maître lui-même dans toutes ses actions, tant qu’il n’est pas dompté par l’aiguillon des discours d’une femme et n’est pas tenu de force.
Et ainsi :
Il regarde ce qui n’est pas faisable comme faisable, il regarde ce qui est inaccessible comme d’un accès facile, il regarde ce qui n’est pas mangeable comme mangeable, l’homme que la parole d’une femme fait marcher.
Il passa ainsi un long temps à courir çà et là avec sa femelle derrière le taureau, et les deux testicules ne tombèrent pas. Puis de désespoir, à la quinzième année, le chacal dit à sa femelle :
Lâches et bien attachés, je les ai regardés quinze ans, ma chère, pour voir s’ils tombaient ou ne tombaient pas.
Ainsi plus tard même ils ne tomberont pas. Retournons à la chasse aux rats.
Voilà pourquoi je dis :
Ainsi vraiment tout riche est digne d’envie. En conséquence donne-moi beaucoup de richesses. — Si c’est ainsi, dit l’homme, retourne à la ville de Vardhamâna. Là demeurent deux fils de marchand : l’un est Dhanagoupta, l’autre Oupabhouktadhana. Puis quand tu connaîtras leur caractère à tous deux, tu choisiras et tu demanderas à être l’un ou l’autre. Si tu veux une richesse que l’on conserve et qu’on ne mange pas, alors je te ferai Dhanagoupta ; ou bien si tu veux une richesse que l’on donne et dont on doit jouir, je te ferai Oupabhouktadhana. Après avoir ainsi parlé, il disparut. Somilaka, le cœur saisi d’étonnement, retourna à la ville de Vardhamâna. Puis au moment du crépuscule, accablé de fatigue, il arriva comme il put à cette ville, et, demandant la maison de Dhanagoupta, il la trouva avec peine et y entra après le coucher du soleil. Mais injurié par Dhanagoupta, qui était avec sa femme et ses fils, il pénétra de force dans la cour de la maison, et s’assit. Puis à l’heure de manger on lui donna pour nourriture ce qui restait du repas. Ensuite lorsque, après avoir mangé, il se fut couché là même, et qu’au milieu de la nuit il regardait, les deux mêmes hommes tenaient conseil ensemble. Alors l’un dit : Hé, Kartri ! pourquoi as-tu fait faire à ce Dhanagoupta une dépense excessive ? Car il a donné à manger à Somilaka. En cela tu as mal fait. — Hé, Karman ! répondit l’autre, ce n’est pas ma faute, car je dois donner gain et profit à celui qui est actif. Mais il dépend de toi de changer cela. Or Dhanagoupta, quand il se leva, souffrit du choléra spasmodique et resta un moment abattu par la maladie ; puis, le deuxième jour, il jeûna à cause de cette maladie. Somilaka sortit dès le matin de la maison de Dhanagoupta, et alla à la maison d’Oupabhouktadhana. Celui-ci le reçut en se levant de son siège et en lui témoignant les autres marques de respect ; il lui donna, pour l’honorer, des aliments et des vêtements, et Somilaka, monté sur un bon lit, coucha dans sa maison même. Puis au milieu de la nuit, comme il regardait, les deux mêmes hommes tenaient conseil ensemble. Alors l’un dit : Hé, Kartri ! aujourd’hui cet Oupabhouktadhana, en traitant Somiiaka avec honneur, a fait beaucoup de dépense. Comment donc se libérera-t-il ? Car tout cela, il l’a tiré de la maison d’un marchand. — Hé, Karman ! répondit l’autre, c’est mon devoir ; mais il dépend de toi de changer cela. Or, au matin, un homme du roi vint avec une grosse somme d’argent provenant de la faveur du roi, et la remit tout entière à Oupabhouktadhana. Lorsque Somiiaka vit cela, il pensa : Ah ! quoiqu’il n’ait rien amassé, cet Oupabhouktadhana vaut mieux que cet avare Dhanagoupta. Car on dit :
Les Védas ont pour fruit l’offrande du feu ; la science sacrée a pour fruit une conduite morale ; l’épouse a pour fruit le plaisir de l’amour et les fils ; la richesse a pour fruit le don et la jouissance.
Que le vénérable Vidhâtri me fasse donc possesseur d’une richesse que l’on donne et dont on jouit ; je ne veux pas de la condition de Dhanagoupta. Après avoir entendu cela, Karman et Kartri le firent tel, et disparurent.
Voilà pourquoi je dis :
Quand on a acquis des richesses on n’en obtient vraiment pas la jouissance, tout comme le sot Somilaka après qu’il eut été dans la grande forêt.
Ainsi, mon cher Hiranyaka, sachant cela, tu ne dois pas te faire de chagrin pour des richesses. Car une richesse que l’on possède même et dont on ne peut jouir doit être considérée comme non possédée. Et l’on dit :
Si nous sommes riches avec des richesses enfouies dans la maison, ne sommes-nous pas riches de ces mêmes richesses dans la pauvreté ?
Et ainsi :
La libéralité est la conservation des richesses acquises, comme le canal conserve les eaux amassées dans le ventre de l’étang.
Et en outre :
Il faut donner, il faut jouir, il ne faut pas faire amas de richesses : vois ! ici-bas d’autres prennent la richesse amassée des abeilles.
Et ainsi :
Le don, la jouissance et la perte sont les trois voies de la richesse ; pour celui qui ne donne pas et ne jouit pas est la troisième voie.
Sachant cela, un sage ne doit pas acquérir des richesses pour avoir faim, car cela cause de l’affliction. Et l’on dit :
Les sots qui ici-bas éprouvent du plaisir au milieu des richesses et autres choses, ceux-là, pendant la chaleur de l’été, recherchent le feu pour avoir du froid.
Pour cette raison l’homme de bien doit toujours être content. Et l’on dit :
Les serpents boivent l’air, et ils ne sont pas faibles ; avec des herbes sèches, les éléphants sauvages deviennent forts ; avec des racines, des fruits, les ascètes les plus distingués vivent : le contentement est certes la plus grande richesse de l’homme.
Comment ceux qui sont avides de richesses et qui courent çà et là pourraient-ils avoir le bonheur de ceux qui ont l’esprit tranquille et qui sont rassasiés par l’ambroisie du contentement ?
Pour ceux qui boivent le contentement comme un nectar, le plus grand bonheur ; mais affliction continuelle pour les hommes qui ne sont pas satisfaits.
Chez celui dont l’esprit est troublé, tous les sens aussi sont troublés : quand le soleil est caché par les nuages, les rayons sont cachés.
Les grands riches à l’esprit tranquille appellent le contentement fin du désir. Les richesses ne font pas cesser le désir, de même que des gouttes de feu ne font pas cesser la soif.
On blâme même ce qui n’est pas blâmable, on loue hautement ce qui n’est pas louable : pour la richesse, que ne font vraiment pas les mortels ?
Le désir des richesses n’apporte pas le bonheur même à celui qui les désire pour faire le bien : il vaut mieux éviter le contact d’un bourbier et s’en éloigner que d’y faire ses ablutions.
Il n’est pas de trésor égal à l’aumône, et il n’est pas sur terre de plus grand ennemi que la cupidité ; il n’est pas non plus d’ornement pareil à la vertu, il n’est pas de richesse égale au contentement.
La plus grande forme de la pauvreté est le peu de richesse en connaissance: Siva, qui a pour tout bien un vieux taureau, est cependant le maître suprême.
Pourquoi donc te crois-tu malheureux ?
Toujours l’homme respectable, quand même il tombe, tombe comme une balle ; mais le sot tombe comme tombe une boule d’argile.
Sachant cela, mon cher, tu dois montrer du contentement.
Après avoir entendu le discours de Mantharaka, le corbeau dit : Mon cher, ce que dit Mantharaka, il faut que tu te le graves dans l’esprit. Et certes on dit ceci avec raison :
Roi, on trouve facilement des hommes qui flattent toujours ; mais il est difficile de trouver un homme qui dise une chose désagréable et bonne, et un homme qui l’écoute.
Ceux d’entre les hommes, ici-bas, qui disent des choses désagréables mais bonnes, ceux-là s’appellent vraiment des amis ; les autres n’en ont que le nom.
Or pendant qu’ils causaient ainsi, un daim nommé Tchitrânga , épouvanté par des chasseurs, entra dans l’étang. Effaré en le voyant venir, Laghoupatanaka monta sur l’arbre ; Hiranyaka se cacha dans une touffe de roseaux qui était proche ; Mantharaka se réfugia dans l’eau. Mais lorsque Laghoupatanaka eut bien reconnu le daim, il dit à Mantharaka : Viens, viens, amie Mantharaka ; c’est un daim tourmenté par la soif qui est venu ici et est entré dans l’étang. C’est lui qui fait ce bruit, non un homme. Quand Mantharaka entendit cela, elle dit ces paroles convenables pour le lieu et le temps : Hé, Laghoupatanaka ! ce daim, comme on le voit, souffle fort, il a les yeux hagards et regarde derrière lui. Ainsi il n’est pas tourmenté par la soif. Il est sûrement épouvanté par des chasseurs. Vois donc si des chasseurs le suivent ou non. Et l’on dit :
L’homme effrayé respire fort et sans discontinuer, il regarde de tous côtés et ne trouve de satisfaction nulle part.
Lorsque Tchitrânga eut entendu cela, il dit : Hé, Mantharaka ! tu as bien reconnu la cause de ma frayeur. Je me suis sauvé des coups de flèches des chasseurs, et je suis arrivé ici avec peine. Mais mon troupeau sera tué par ces chasseurs. Je viens chercher un asile ; montre-moi donc un endroit inaccessible aux méchants chasseurs. Après avoir entendu cela, Mantharaka dit : Hé, Tcbitrânga ! écoute une règle de politique. Et l’on dit :
II y a deux moyens ici-bas, dit-on, par lesquels on échappe à la vue de l’ennemi : l’un est dans le mouvement des mains, le second résulte de la vitesse des pieds.
Va donc vite dans l’épaisse forêt, tandis que ces méchants chasseurs n’arrivent pas encore.
Cependant Laghoupatanaka s’approcha lestement, et dit : Hé, Mantharaka ! ces chasseurs s’en sont allés vers leur maison, portant beaucoup de morceaux de viande de daim. Ainsi, Tchitrânga, sors de l’eau sans crainte. Ensuite ils devinrent tous quatre amis, et ils passaient agréablement le temps à jouir d’entretiens éloquents dans des réunions à l’étang, à l’heure de midi, sous l’ombre des arbres. Et certes on dit ceci avec raison :
Les sages dont le corps est en horripilation quand ils goûtent la saveur de beaux discours trouvent le plaisir même sans commerce avec une femme.
Celui qui n’amasse pas des trésors de belles paroles, quel présent donnera-t-il dans les sacrifices accompagnés de louanges ?
Et ainsi :
Celui qui ne saisit pas un mot dit une fois ou ne le reproduit pas lui-même, et qui n’a pas un écrin, comment ferait-il de beaux discours ?
Mais un jour, à l’heure de la réunion, Tchitrânga ne vint pas. Alors les trois autres furent inquiets et se dirent entre eux : Ah ! pourquoi notre ami n’est-il pas venu aujourd’hui ? A-t-il été tué dans quelque endroit par des lions ou d’autres bêtes, ou par des chasseurs ? ou bien est-il tombé dans le feu d’un incendie de forêt, ou au fond d’un trou, par désir d’herbe nouvelle ? Et certes on dit ceci avec raison :
Lorsqu’un ami va seulement dans le jardin de sa maison, on craint par affection qu’il ne lui arrive du mal ; à plus forte raison quand il est au milieu d’une forêt, où il y a évidemment à redouter beaucoup de dangers.
Puis Mantharaka dit au corbeau : Hé, Laghoupatanaka ! moi et Hiranyaka nous sommes tous deux incapables d’aller à sa recherche, à cause de la lenteur de notre marche. Va donc dans la forêt, et cherche si tu le vois quelque part vivant. Laghoupatanaka, après avoir entendu cela, n’était pas encore allé bien loin de l’étang, que Tchitrânga était là, sur le bord d’un petit étang, pris dans un piège. Le corbeau, quand il le vit, eut le cœur accablé de chagrin, et lui dit : Mon cher, qu’est-ce ? Tchitrânga aussi, lorsqu’il aperçut le corbeau, eut le cœur très-triste. Et certes cela devait être. Car on dit :
Même quand elle s’est ralentie ou s’est éteinte, à la vue d’un ami la violence de la douleur redevient ordinairement plus grande chez les vivants.
Lorsque ensuite il eut fini de pleurer, il dit à Laghoupatanaka : Hé, ami ! c’est ma mort qui a lieu maintenant ; cependant il arrive cela de bon que je t’ai vu. Et l’on dit :
Quand à l’heure de la mort on voit un ami, cela fait plaisir à deux, au survivant et au mort.
Tu me pardonneras donc tout ce que j’ai pu dire par fâcherie d’amitié dans nos belles conversations, et tu diras la même chose de ma part à Hiranyaka et à Mantharaka. Et l’on dit :
Si par ignorance ou même sciemment j’ai dit une mauvaise parole, vous me la pardonnerez tous deux et vous montrerez un cœur adonné à l’affection.
Lorsque Laghoupatanaka eut entendu cela, il dit : Mon cher, il ne faut pas avoir de crainte quand il existe des amis comme nous. Ainsi je vais prendre Hiranyaka, et je reviens bien vite. Au reste, ceux qui sont hommes de mérite ne se troublent pas dans le malheur. Après avoir ainsi parlé et encouragé Tchitrânga, Laghoupatanaka alla là où étaient Hiranyaka et Mantharaka, et raconta tout au long la chute de Tchitrânga dans les rets. Puis il fit monter sur son dos Hiranyaka, qui était décidé à délivrer Tchitrânga des rets, et retourna auprès de Tchitrânga. Celui-ci, quand il vit le rat, fut un peu rattaché à l’espoir de vivre, et dit avec tristesse : Hé, ami ! on dit ceci avec raison :
Pour se sauver du malheur, les sages doivent se faire des amis purs ; quiconque ici-bas n’a pas d’amis ne surmonte pas le malheur.
Mon cher, dit Hiranyaka, tu connais pourtant la science de la politique et tu as une habile intelligence : comment donc es-tu tombé dans ce piège ? — Hé ! répondit Tchitrânga, ce n’est pas le moment de discuter. Pendant que le méchant chasseur n’arrive pas encore, coupe donc bien vite ces rets qui retiennent mes pieds. Quand Hiranyaka entendit cela, il rit et dit : Mon cher, bien que je sois arrivé, crains-tu encore le chasseur ? Il m’est venu un grand dégoût pour la science, à cause de ce que même des savants en science politique comme toi tombent dans cette situation. Voilà pourquoi je te questionne. — Mon cher, dit le daim, par les actes d’une vie antérieure l’intelligence même est détruite. Car on dit :
Le Destin écrit sur notre front une ligne composée d’une rangée de lettres : le plus savant même, avec son intelligence, ne peut l’effacer.
Pendant qu’ils parlaient ainsi tous deux, Mantharaka, dont le cœur était affligé du malheur de l’ami, vint tout lentement vers ce lieu. Lorsque Laghoupatanaka la vit venir, il dit : Ah ! voilà une mauvaise chose qui arrive. — Est-ce que le chasseur vient ? dit Hiranyaka. Le corbeau répondit : Ne parlons pas maintenant du chasseur. Voici Mantharaka qui vient. Elle fait une imprudence : elle est cause que nous aussi nous courrons sûrement risque d’être tués. Car, si le méchant chasseur vient, quant à moi je m’envolerai dans les airs, tandis que toi tu entreras dans un trou et tu te sauveras ; Tchitrânga aussi s’en ira vite dans l’intérieur de la forêt. Mais cette bête aquatique, que fera-t-elle ici sur le sec ? Cette pensée m’inquiète.
Cependant Mantharaka arriva. Ma chère, dit Hiranyaka, tu n’as pas bien fait de venir ici. Retourne-t’en donc bien vite tandis que le chasseur n’arrive pas encore. — Mon cher, dit Mantharaka, que ferai-je ? Je ne puis rester là et supporter la brûlure du feu du malheur d’un ami. Voilà pourquoi je suis venue ici. Et certes on dit ceci avec raison :
Qui supporterait la séparation d’avec les personnes qui lui sont chères, et la perte de ses richesses, si la société de gens amis, pareille au plus grand remède, n’existait pas ?
Et aussi :
Mieux vaut perdre la vie que d’être séparé de pareils à vous : on retrouve la vie dans une autre naissance, on ne retrouve pas des êtres comme vous.
Pendant qu’elle parlait ainsi, arriva le chasseur, l’arc à la main. Lorsque le rat le vit, il coupa à l’instant les rets de corde à boyau qui retenaient le daim. Aussitôt Tchitrânga se mit vite à fuir ; Laghoupatanaka monta sur un arbre ; Hiranyaka entra dans un trou qui était proche. Mais le chasseur, dont le cœur était affligé de la fuite du daim, et qui s’était fatigué en vain, quand il vil Mantharaka marcher très-lentement sur le sol, pensa : Quoique ce daim m’ait été ravi par Dhâtri, cependant j’obtiens cette tortue pour nourriture. Ainsi aujourd’hui, avec sa chair, ma famille se nourrira complètement. Car on dit :
Qu’on s’envole dans l’air, qu’on marche sur le sol, qu’on coure par toute la terre, rien ne vient qui ne soit donné.
Après avoir ainsi réfléchi, il enveloppa la tortue de darbha, l’attacha à son arc, la mit sur son épaule, et s’en alla vers sa maison. Cependant Hiranyaka, lorsqu’il la vit emporter, fut accablé de chagrin et se lamenta : Malheur ! ô malheur !
Je ne suis pas encore arrivé à la fin d’un malheur, comme au rivage de l’Océan, qu’un second me survient : dans les côtés faibles les maux se multiplient.
Tant qu’on n’a pas trébuché, on va agréablement sur un chemin uni ; mais quand on a trébuché, c’est raboteux à chaque pas.
Et :
Un arc courbe, un ami honnête et une épouse qui ne se laisse pas abattre dans le malheur sont difficiles à trouver de bonne souche.
Ni en une mère, ni en une épouse, ni en un frère, ni en un fils, les hommes n’ont une confiance telle qu’en un ami fidèle.
Si pourtant le destin ici-bas ne m’avait fait perdre que mes richesses ! Pourquoi donc m’a-t-il ravi aussi un ami qui était le repos pour moi, fatigué de la route ? Je pourrai avoir un autre ami ; mais il ne sera pas pareil à Mantharaka. Car on dit :
La conversation sans désagréments, la communication d’un secret et la délivrance du malheur sont les trois fruits de l’amitié.
Ainsi après elle je n’aurai pas d’autre ami. Pourquoi donc Vidhâtri fait-il pleuvoir continuellement sur moi les flèches du malheur ? Pourquoi d’abord seulement la perte de mes richesses, puis la défection de ma suite, puis l’abandon de mon pays, puis la séparation d’avec mon ami ? Mais certes cela est conforme à la loi qui régit la vie de toutes les créatures. Car on dit :
Le corps est toujours proche de sa destruction, le bonheur est fragile et ne dure qu’un instant, les liaisons sont accompagnées des séparations, chez tous les vivants.
Et ainsi :
Sur celui qui est blessé les coups tombent sans cesse ; quand la nourriture manque, l’ardeur d’estomac se manifeste ; dans le malheur les inimitiés se montrent ; dans les côtés faibles les maux se multiplient.
Ah ! quelqu’un a dit avec raison :
Qui a créé ce joyau, ce couple de syllabes : Ami, protection quand vient le danger, et vase d’affection et de confiance ?
Cependant Tchitrânga et Laghoupatanaka arrivèrent là en sanglotant. Mais Hiranyaka dit : Ah ! à quoi bon se lamenter inutilement ? Tant que Mantharaka n’est pas emportée hors de vue, pensons donc à un moyen de la délivrer. Car on dit :
Celui qui, lorsqu’il est tombé dans un malheur, se contente de se plaindre follement, ne fait qu’accroître son malheur et n’en trouve pas la fin.
Le seul remède contre le malheur, disent les savants en politique, c’est de s’efforcer d’y mettre fin, et d’éviter le découragement.
Et en outre :
Quand on délibère pour bien conserver un profit passé et pour acquérir un profit à venir, et pour se délivrer si l’on est tombé dans le malheur, c’est la meilleure délibération.
Après avoir entendu cela, le corbeau dit : Hé! si c’est ainsi, faisons donc ce que je vais dire. Que Tchitrânga aille sur le chemin du chasseur, qu’il s’approche de quelque petit étang et tombe sur le bord de cet étang, comme s’il était sans vie. Moi, je monterai sur sa tête et je la piquerai à petits coups de bec, afin que le méchant chasseur, le croyant mort et se fiant à mes coups de bec, jette Mantharaka à terre et accoure pour le daim. Pendant ce temps tu briseras les liens de darbha, afin que Mantharaka entre au plus vite dans l’étang. — Hé ! dit Tchitrânga, c’est un excellent avis que tu as trouvé. Assurément Mantharaka doit être considérée comme délivrée. Et l’on dit :
Un effort de l’esprit peut faire connaître si une chose réussira ou ne réussira pas ; chez tous les êtres, c’est le sage qui sait cela le premier, et pas un autre.
Faisons donc ainsi. Après que cela fut fait, le chasseur vit Tchitrânga avec le corbeau sur le bord d’un petit étang proche de son chemin, comme il avait été dit. Dès qu’il l’aperçut, il eut le cœur joyeux et pensa : Sûrement ce pauvre daim, avec ce qui lui restait de vie, a coupé les rets, et aussitôt après être entré comme il a pu dans cette forêt, il est mort de la souffrance que lui ont causée les rets. Cette tortue est en mon pouvoir, car elle est bien attachée. Je vais néanmoins prendre ce daim aussi. Lorsqu’il eut fait ces réflexions, il jeta la tortue à terre et courut vers le daim. Cependant Hiranyaka, avec des coups de ses dents pareilles au diamant, mit en morceaux l’enveloppe de darbha. Mantharaka sortit du milieu de l’herbe et entra dans le petit étang qui était proche. Tchitrânga, avant que le chasseur fût arrivé, se leva sur pied et s’enfuit avec le corbeau. Cependant, quand le chasseur, surpris et découragé, revint et regarda, la tortue aussi s’en était allée. Alors il s’assit là et récita ce sloka :
Quoique tombé dans les rets, ce grand daim m’a été pourtant ravi par toi, et cette tortue aussi, qui était prise, est certainement perdue par ton ordre. Amaigri par la faim, j’erre dans cette forêt sans mes enfants et sans ma femme. Et toute autre chose que tu n’as pas faite, ô destin ! fais-la : à celle-là aussi je suis préparé.
Après s’être ainsi livré à toutes sortes de lamentations, il s’en alla à sa maison. Puis quand le chasseur fut bien loin, le corbeau, la tortue, le daim et le rat, au comble de la joie, s’embrassèrent tous les uns les autres, et, se regardant comme nés une seconde fois, ils revinrent à l’étang, et passèrent très-agréablement le temps à se livrer au plaisir d’entretiens éloquents. Sachant cela, le sage doit s’acquérir des amis et ne pas agir avec hypocrisie envers un ami. Car on dit :
Celui qui se fait des amis ici-bas et n’agit pas avec fourberie ne trouve avec eux sa perte en aucune façon.
“Les deux Chacals poursuivant un taureau “
- Panchatantra 29