Jean de La Fontaine
Poète, moraliste et fabuliste XVIIº – Livre 12 – Les Deux Chèvres
Dès que les Chèvres ont brouté,
Certain esprit de liberté
Leur fait chercher fortune ; elles vont en voyage
Vers les endroits du pâturage
Les moins fréquentés des humains.
Là s’il est quelque lieu sans route et sans chemins,
Un rocher, quelque mont pendant en précipices,
C’est où ces Dames vont promener leurs caprices ;
Rien ne peut arrêter cet animal grimpant.
Deux Chèvres donc s’émancipant,
Toutes deux ayant patte blanche,
Quittèrent les bas prés, chacune de sa part.
L’une vers l’autre allait pour quelque bon hasard.
Un ruisseau se rencontre, et pour pont une planche.
Deux Belettes à peine auraient passé de front
Sur ce pont ;
D’ailleurs, l’onde rapide et le ruisseau profond
Devaient faire trembler de peur ces Amazones.
Malgré tant de dangers, l’une de ces personnes
Pose un pied sur la planche, et l’autre en fait autant.
Je m’imagine voir avec Louis le Grand
Philippe Quatre qui s’avance
Dans l’île de la Conférence.
Ainsi s’avançaient pas à pas,
Nez à nez, nos Aventurières,
Qui, toutes deux étant fort fières,
Vers le milieu du pont ne se voulurent pas
L’une à l’autre céder. Elles avaient la gloire
De compter dans leur race (à ce que dit l’Histoire)
L’une certaine Chèvre au mérite sans pair
Dont Polyphème fit présent à Galatée,
Et l’autre la chèvre Amalthée,
Par qui fut nourri Jupiter.
Faute de reculer, leur chute fut commune ;
Toutes deux tombèrent dans l’eau.
Cet accident n’est pas nouveau
Dans le chemin de la Fortune.
Analyses de Chamfort
V. 1. Dès que les chèvres ont brouté.
L’auteur emploie ici deux vers à insister sur cet instinct des chèvres, de grimper et de chercher les endroits périlleux. Il en a une bonne raison : c’est qu’il fallait inculquer au lecteur cette propriété des chèvres qui fait le fondement de sa fable. –
V. 11. Toutes deux ayant pattes blanches.
C’est que ce sont deux chèvres de grande distinction , de grandes
dames , comme on le verra plus bas. Aussi quittent-elles les bas prés pour ne point se gâter les pattes.
V. 13. . . . Pour quelque bon hasard.
Pour quelque plante , quelque arbuste appétissant. Cela pourrait être mieux exprimé.
V. 16. Sur ce pont :
Ce vers inégal de trois syllabes fait ici un effet très-heureux. La Fontaine aurait dû ne pas prodiguer ces hardiesses , et les réserver pour les occasions où elles sont pittoresques comme ici.
V. 18. . . . Ces Amazones.
Nous sommes accoutumés à ce jeu brillant et facile de l’imagination de La Fontaine , à qui le plus léger rapport suffit pour rapprocher les grandes choses et les petites. La comparaison de ces deux chèvres avec Louis-le-Grand et Philippe IV, et sur-tout la généalogie des deux chèvres, rendent la fin de cette fable un des plus jolis morceaux de La Fontaine.
Commentaires de MNS Guillon
(1) Dès que tes Chèvres, etc. L’exposition de cette fable n’a pas la brièveté ordinaire aux débuts de nos apologues. Cette différence empêche la monotonie , et prouve la richesse du talent; l’agrément répandu dans la description, fait qu’il n’y a ni vide ni langueur, et remplace la brièveté par la précision. Il n’y a de long que ce qui est de trop.
(2) Un rocher, quelque mont pendant en précipices. Imité de Virgile, si toutefois il n’est inspiré par le même génie qui traça ce vers :
Dumosa pendere procul de rupe videbo.
(3) Toutes deux ayant patte blanche. Parce que ce sont deux Chèvres de qualité , qui ne ressemblent pas aux Chèvres du commun.
(4) Sur ce pont. L’exiguïté du vers peint à merveille la petitesse du local.
(5) Ces Amazones. Femmes célèbres dans l’antique Mythologie et dans les romans de quelques Voyageurs modernes, pour leur humeur guerrière. Ce nom appliqué à des Chèvres rend la comparaison piquante.
(6) Je m’imagine voir, avec Louis-le-Grand, etc. M. Marmontel cite ce trait dans sa Poétique. Et qui n’admirerait comme lui la pompe et la finesse de cette allusion ?
(7) Dont Polyphême fit présent à Galathée. Dans l’Idylle XI de Théocrite :
« Pour toi j’élève onze Faons dont un collier est la parure.».
( Il serait absurde de dire que de jeunes Faons ont des petits.)
(8) Et l’ autre, la Chèvre Amalthée. Cybèle ayant dérobé Jupiter à la voracité de son père Saturne , le confia à ses prêtres, qui lui donnèrent pour nourri ce la Chèvre Amalthée , depuis transportée au Ciel et placée parmi les astres, en reconnaissance des services, rendus par elle à l’enfance du Dieu.
Cette descendance prétendue est un ridicule jeté, tant sur ces fastueuses généalogies dont se vantent la plupart de nos grands Seigneurs , que sur ces chimériques préférences qui feraient pitié, si les calamités qu’elles ont plus d’une fois entraînées s’étaient bornées à leurs ridicules prétendants.
‘Les Deux Chèvres’