On peut supposer tel pays ou tel siècle dans lequel ces figures se concilieraient avec la naïveté : par exemple, si on avait élevé des autels au jugement, à l’imagination, à la mémoire, comme à la paix, à la sagesse, à la justice, etc., les attributs de ces divinités seraient des idées populaires, et il n’y aurait aucune finesse, aucune affectation à dire, à dieu Jugeaient, la déesse Mémoire, la nymphe Imagination; mais le premier qui s’avise de réaliser, de caractériser ces abstractions par des épithètes recherchées, paraît trop fin pour être naïf. Qu’on réfléchisse à ces dénominations, dom, dame, demoiselle; il est certain que la première peint la lenteur, la gravité, le recueillement, la méditation qui caractérisent le jugement; que la seconde exprime la pompe, le faste et l’orgueil, qu’aime à étaler la mémoire ; que la troisième réunit en un seul mot la vivacité, la légèreté, le coloris, les grâces, et, si l’on veut, le caprice et les écarts de imagination. Or peut-on se persuader que ce soit un homme naïf qui le premier ait vu et senti ces relations et ces nuances?
Si La Fontaine emploie des personnages allégoriques, ce n’est pas lui qui les invente; on est déjà familiarisé avec eux : la Fortune, la Mort, le Temps, tout cela est reçu. Si quelquefois il en introduit de sa façon, c’est toujours en homme simple; c’est Que-si-que-non, frère de la Discorde; c’est Tien et Mien, son pète, etc.
La Motte au contraire met toute la finesse qu’il peut à personnifier des êtres moraux et métaphysiques : Personnifions, dit-il, les Vertus et les vices; animons, selon nos besoins, tous les êtres; et suivant ce système, il introduit la Vertu, le Talent et la Réputation, pour faire faire à celle-ci un jeu de mots à la fin de la fable. C’est encore pis, lorsque l’Ignorance, grosse d’enfant, accouche d’Admiration, de demoiselle Opinion, et qu’on fait venir l’Orgueil et la Paresse pour nommer l’enfant, qu’ils appellent la vérité. La Motte a beau dire qu’il se trace un nouveau chemin, ce chemin l’éloigné du but.
Encore une fois, le poète doit jouer dans la fable le rôle d’un homme simple et crédule; et celui qui personnifie des abstractions métaphysiques avec tant de subtilité, n’est pas le même qui nous dit sérieusement que Jean lapin, plaidant contre dame Belette, allégua la coutume et l’usage.
Mais comme la crédulité du poète n’est jamais plus naïve, ni par conséquent plus amusante, que dans des sujets dépourvus de vraisemblance à notre égard, ces sujets vont beaucoup plus droit au but de l’apologue, que ceux qui sont naturels et dans l’ordre des possibles. La Motte, après avoir dit,
Nous pouvons, s’il nous plaît, donner pour véritables
Les chimères des temps passés ;
ajoute,
Mais quoi, des vérités modernes
Ne pouvons-nous user aussi dans nos besoins?
Qui peut le plus, ne peut-il pas le moins ?
Ce raisonnement, du plus au moins, n’est pas concevable dans un homme qui avait l’esprit juste, et qui avait long-temps réfléchi sur la nature de l’apologue. La fable des deux Amis, le Paysan du Danube, Philémon et Baucis, ont leur charme et leur intérêt particulier ; mais qu’on y prenne garde, ce n’est là ni le charme ni l’intérêt de l’apologue ; ce n’est point ce doux sourire, cette complaisance intérieure qu’excitent en nous Rominagrobis, Janot lapin, la Mouche du Coche, etc. Dans les premières, la simplicité du poète n’est qu’ingénieuse, et n’a rien de ridicule; dans les dernières, elle est naïve; et nous amuse à ses dépens.
Ce n’est pas que dans celles-ci même il n’y ait une sorte de vraisemblance à garder; mais elle est relative au poète. Son caractère de naïveté une fois établi, nous devons trouver possible qu’il ajoute foi à,ce qu’il raconte; et de là vient la règle de suivre les mœurs, ou réelles ou supposées. Son dessein n’est pas de nous persuader que le lion, l’âne, et le renard, ont parlé, mais d’en paraître persuadé lui-même; et pour cela il faut qu’il observe les convenances, c’est-à-dire qu’il fasse parler et agir le lion, l’âne et le renard, chacun suivant le caractère et les intérêts qu’il est supposé leur attribuer : ainsi la règle de suivre les mœurs dans la fable est une suite de ce principe, que tout doit y concourir à nous persuader la crédulité du poète. La Fontaine a quelquefois lui-même oublié cette règle, comme dans la fable du Lion, de la Chèvre et de la Génisse.
Il faut de plus que la crédulité du conteur soit amusante, et c’est encore un des points où La Motte s’est trompé : on voit que dans ses fables il vise à être plaisant; et rien n’est si contraire au génie de ce poème.
Un homme avait perdu sa femme ;
Il veut avoir un perroquet.
Se console qui peut. Plein de la bonne dame,
Il veut du moins chez lui remplacer son caquet.
La Fontaine évite avec soin tout ce qui a l’air de la plaisanterie ; et s’il lui en échappe quelque trait, il a grand soin de l’émousser,
A ces mots, l’animal pervers,
C’est le serpent que je veux dire,
Voilà une excellente épigramme ; et le poète s’en serait tenu là, s’il avait voulu être fin; mais il voulait être ou “plutôt il était naïf; il a donc achevé :
C’est le serpent que je veux dire,
Et non l’homme ; on pourrait aisément s’y tromper.
De même dans ces vers qui terminent la fable du Rat solitaire :
Qui désigné-je, à votre avis,
Par ce rat si peu secourable?
Un moine? non, mais un dervis.
il ajoute : Je suppose qu’un moine est toujours charitable.
La finesse du style consiste à se laisser deviner; la naïveté, à dire tout ce qu’on pense.
La Fontaine nous fait rire, mais à ses dépens, et c’est sur lui-même qu’il fait tomber le ridicule. Quand, pour rendre raison de la maigreur d’une belette ; il observe qu’elle sortait de maladie; quand, pour expliquer comment un cerf ignorait une maxime de Salomon, il se croit obligé de nous avertir que ce cerf n’avait pas accoutumé de lire; quand, pour nous prouver l’expérience d’un vieux rat et les dangers qu’il avait courus, il remarque qu’il avait même perdu sa queue à la bataille; quand, pour nous peindre la bonne intelligence des chiens jet des chats, il nous dit,
Ces animaux vivaient entre eux comme cousins : Cette union si douce, et presque fraternelle, Édifiait tous les voisins ;
nous rions, mais de la naïveté du poète, et c’est à ce piège si délicat que se prend notre vanité.
L’oracle de Delphes avait, dit-on, conseillé à Ésope de prouver des vérités importantes par des contes ridicules. Ésope aurait mal entendu l’oracle, si, au lieu d’être risible, il s’était piqué d’être plaisant.
Cependant comme ce n’est pas uniquement à nous amuser, mais sur-tout à nous instruire, que la fable est destinée, l’illusion doit se terminer au développement de quelque vérité utile : je dis au développement et non pas à la preuve; car il faut bien observer que la fable ne prouve rien. Quelque bien adapté que soit l’exemple à la moralité, l’exemple est un fait particulier, la moralité une maxime générale ; et l’on sait que du particulier au général fil n’y a rien à conclure. Il faut donc que la moralité soit une Vérité connue par elle-même, et à laquelle on n’ait besoin que de réfléchir pour en être persuadé. L’exemple contenu dans la fable en est l’indication, et non la preuve : son but est d’avertir, et non pas de convaincre; et son office est de rendre sensible à l’imagination ce qui est avoué par la raison; mais pour cela il faut que l’exemple mène droit à la moralité, sans diversion, sans équivoque; et c’est ce que les plus grands maîtres semblent, avoir oublié quelquefois.
La vérité doit naître de la fable.
La Motte fa dit et l’a pratiqué; il ne le cède même à personne dans cette partie : comme elle dépend de la justesse et de la sagacité de l’esprit , et que La Motte avait supérieurement l’une et l’autre, le sens moral de ses fables est presque toujours bien saisi, bien déduit, bien préparé. J’en excepterai quelques-unes, comme celle de l’Estomac, celle de l’araignée et du Pélican. L’estomac pâtit de ses fautes; mais s’ensuit-il que chacun soit puni des siennes? Le même auteur a fait voir le Contraire dans la fable du Chat et du Rat. Entre le pélican et l’araignée, entre Codrus et Néron, l’alternative est-elle si pressante, qu’hésiter ce fût choisir? et à la question, lequel des deux voudrez-vous imiter? n’est-on pas fondé à répondre ni l’un ni l’autre? Dans ces deux fables la moralité n’est vraie que par les circonstances; elle est fausse dès qu’on la donne pour un principe général.
La Fontaine s’est plus négligé que La Motte sur le choix de la moralité; il semble quelquefois la chercher après avoir composé sa fable :
soit qu’il affecte cette incertitude pour cacher jusqu’au bout le dessein qu’il avait d’instruire ; soit qu’en effet il se soit livré d’abord à l’attrait d’un tableau favorable à peindre, bien sûr que d’un sujet moral il est facile de tirer une réflexion morale. Cependant sa conclusion n’est pas toujours également heureuse; le plus souvent profonde, lumineuse, intéressante, et amenée par un chemin de fleurs ; mais quelquefois aussi commune fausse, ou mal déduite. Par exemple, de ce qu’un gland, et non pas une citrouille, tombe sur le nez de Garo, s’ensuit-il que tout soit bien ?
Jupin pour chaque état mit deux tables au monde :
L’adroit, le vigilant, et le fort, sont assis
A la première ; et les petits
Mangent leur reste à la seconde.
Rien n’est plus vrai, mais cela ne suit point de l’exemple de l’araignée et de l’hirondelle; car l’araignée, quoique adroite et vigilante, ne laisse pas de mourir de faim. Ne serait-ce point pour déguiser ce défaut de justesse, que, dans les vers que je viens de citer, La Fontaine n’oppose que les petits à l’adroit, au vigilant et au fort? S’il eût dit, le faible le négligent et le maladroit, on eût senti que les deux dernières de ces qualités ne convenaient point à l’araignée. Dans la fable des Poissons et du Berger, il conseille aux rois d’user de violence; dans celle du Loup déguisé en Berger, il conclut :
Quiconque est loup, agisse en loup.
Si ce sont là des vérités, elles ne sont rien moins qu’utiles à répandre., En général le respect de La Fontaine pour les anciens ne lui a pas laissé la liberté du choix dans les Sujets qu’il en a pris; presque toutes ses beautés sont de lui, presque tous ses défauts sont des autres : ajoutons que ses défauts sont rares et tous faciles à éviter, et que ses beautés sans nombre sont peut-être inimitables.
J’aurais beaucoup à dire sur sa versification, où les pédants n’ont su relever que des négligences, et dont les beautés ravissent d’admiration les hommes de l’art les plus exercés et les hommes de goût les plus délicats; mais la richesse, la vérité, l’originalité, l’heureuse hardiesse de son langage, ne sont pas des qualités qu’on puisse rendre sensibles en lès définissant. Pour en avoir l’idée et le sentiment, il faut le lire, et le lire encore; c’est un plaisir qui ne s’épuise point
Du reste, sans aucun dessein de louer ni de critiquer, ayant à rendre sensibles, par des exemples, les perfections et les défauts de l’art, je crois devoir puiser ces exemples dans les auteurs les plus estimables, pour deux raisons, leur célébrité et leur autorité. Je sais tous les égards que je leur dois; mais ces égards consistent à parler de leurs ouvrages avec une impartialité sérieuse et décente, sans fiel et sans dérision : méprisable recours des esprits vides et des âmes basses. J’ai donc reconnu dans La Motte une invention ingénieuse, une composition régulière beaucoup de justesse et de sagacité ; j’ai profité de quelques-unes de ses réflexions sur la fable; mais avec la même sincérité, j’ai cru devoir observer ses erreurs dans la théorie, et ses fautes dans la pratique, du moins ce qui m’a paru tel. Comme La Fontaine a pris d’Ésope, de Phèdre, de Pilpay, ce qu’ils ont de plus remarquable, et que deux exemples me suffisaient pour développer mes principes, j’ai cru pouvoir m’en tenir aux deux fabulistes français.
Fable , composition poétique.
- Dans les poèmes épique et dramatique, la fable, l’action, le sujet, sont communément pris pour synonymes; mais dans une acception plus étroite, le sujet du poème est l’idée substantielle de l’action;l’action par conséquent est le développement du sujet; la fable est cette même disposition considérée du côté des incidents qui composent l’intrigue, et servent à nouer et à dénouer l’action.
Tantôt la fable renferme une vérité cachée, comme dans l’Iliade; tantôt elle présente directement des exemples personnels et des vérités toutes nues, comme dans le Télémaque et dans la plupart de nos tragédies. Il n’est donc pas de l’essence de la fable d’être allégorique ; il suffit qu’elle soit morale; et c’est ce que le P. le Bossu n’a pas vu assez nettement.
Comme le but de la poésie est de rendre, s’il est possible, les hommes meilleurs et plus heureux, un poète doit sans doute avoir égard, dans le choix de son action, à l’influence qu’elle peut avoir sur les mœurs et, suivant ce principe, on n’aurait jamais dû nous présenter le tableau de la fatalité qui entraîne Œdipe dans le crime, ni celui d’Electre criant au parricide Oreste : Frappe, frappe , elle a tué notre père.
Mais cette attention générale à éviter les exemples qui favorisent les méchants, et à choisir ceux qui peuvent encourager les bons, n’a rien de commun avec la règle chimérique de n’inventer la fable et les personnages d’un poème qu’après la moralité; méthode servile et impraticable, si ce n’est dans de petits poèmes, comme l’apologue, où l’on n’a ni les grands ressorts du pathétique, à mouvoir, ni une longue suite de tableaux à peindre, ni le tissu d’une intrigue vaste à former. Voyez Épopée.
Il est certain que l’Iliade renferme la même vérité que l’une des fables d’Ésope, et que l’action qui conduit au développement de cette vérité, est la même au fond dans l’une et dans l’autre ; mais qu’Homère, ainsi qu’Ésope, ait commencé par se proposer cette vérité; qu’ensuite il ait choisi une action et des personnages convenables; et qu’il n’ait jeté les yeux sur l’événement de la guerre de Troie, qu’après s’être décidé sur les caractères fictifs d’Agamemnon, d’Achille, d’Hector etc.; c’est ce qui n’a pu tomber que dans l’esprit d’un spéculateur qui veut mener, s’il est permis de le dire, le génie à la lisière. Un sculpteur détermine d’abord l’expression qu’il veut rendre, puis il dessine sa figure, et il choisit enfin le marbre propre à l’exécuter; mais les événements historiques ou fabuleux, qui sont la matière du poème héroïque, ne se taillent point comme le marbre ; chacun d’eux a sa forme essentielle, qu’il n’est permis que d’embellir; et c’est par le plus ou le moins de beautés qu’elle présente ou dont elle est susceptible, que se décide le choix du poète; Homère lui-même en est un exemple.
L’action de l’Odyssée prouve, si l’on veut, qu’un état ou qu’une famille souffre de l’absence de son chef; mais elle prouve encore mieux qu’il ne faut point abandonner ses intérêts domestiques, pour se mêler des intérêts publics, Ce qu’Homère certainement n’a pas eu dessein de faire voir.
De même on peut conclure de l’action de l’Ênéïde, que la valeur et la piété réunies sont capables des plus grandes choses; mais on en peut conclure aussi qu’on fait quelquefois sagement d’abandonner une femme après l’avoir séduite,et de s’emparer du bien d’autrui quand on le trouve à sa bienséance; maxime que Virgile était bien éloigné de vouloir établir.
Si Homère et Virgile n’avaient inventé la fable de leurs poèmes qu’en vue de la moralité, toute l’action n’aboutirait qu’à un seul point; le dénouement serait comme un foyer où se réuniraient tous les traits de lumière répandus dans le poème; ce qui n’est pas. Ainsi l’opinion du P. le Bossu est démentie par les exemples mêmes dont il prétend l’autoriser.
La fable doit avoir différentes qualités, les unes particulières à certains genres, les autres communes à la poésie en général.
Sur-tout, comme il y a une vraisemblance absolue et une vraisemblance hypothétique ou de convention, et que toutes sortes de poèmes ne sont pas indifféremment susceptibles de l’une et de l’autre. (Préceptes du genre par Marmontel) - Oeuvres complètes de Marmontel, de l’Académie française 1818 Par Jean-François Marmontel.